Ce film doublement mythique, de par son sujet (prémisses et départ de la révolution cubaine) et sa rareté (invisible depuis 1964), est le véritable chef-d’oeuvre de Kalazatov, cinéaste surtout connu pour Quand passent les cigognes, Palme d’Or à Cannes en 1958. Objet hybride, cette coproduction soviético-cubaine en forme de fresque épique (avec en tête, rien de moins que les Rougon Maquart de Zola), co-écrite par le poète soviétique le plus populaire de l’époque et son homologue cubain, est bien plus qu’un pamphlet anti-impérialiste. Elle s’articule en quatre parties. D’abord un état des lieux : le Cuba de Batista est colonisé par les Etats-Unis à la ville (prostitution) comme à la campagne (expropriations des terres) ; ensuite, les réactions du peuple de la Havane (manifs, répression), puis la guérilla dans la Sierra Maestra. Enfin la dernière partie, moins réussie, qui comporte des perles bétonnées du genre « on ne tire pas pour tuer des hommes, mais pour détruire le passé, protéger l’avenir ». Cette partie est d’ailleurs assez brève : Kalazatov a révélé qu’après diverses vexations subies à Cuba, suite au refroidissement des relations Castro-Khrouchtchev, il a préféré se limiter à présenter le début de la révolution cubaine, sous-entendu avant la victoire de Castro et des barbudos.
Soy Cuba se situe à mille lieux du réalisme, fut-il prétendument socialiste. C’est avant tout l’oeuvre d’un artiste pris d’une réelle fascination pour un pays tropical et métissé où il s’immerge avec sensualité et frénésie. De langoureux travellings latéraux, des plans séquences sidérants de virtuosité dialoguent avec des plans jubilatoires évoquant le cinéma d’avant-garde (reflets aquatiques, aériens, caméra projetée, parcourue de spasmes violents). Kalazatov dirige sa symphonie visuelle comme un chorégraphe au regard mobile, sachant adopter de multiples points de vue, tels la vision enfiévrée d’un paysan exproprié, d’une danseuse imbibée de vapeurs éthyliques ou d’un homme qui tombe du haut d’un immeuble. Sa caméra vient pétrir Cuba comme une matière vivante, en donnant une personnalité unique à ses protagonistes grâce à des cadrages penchés, jamais conventionnels. Le scénario ne prend jamais le pas sur l’élément visuel, et les brefs dialogues ou monologues incantatoires, ponctués du leitmotiv « soy Cuba », n’apportent rien qui n’ait déjà été figuré par les images auparavant. Le film crée ainsi ses propres images contrapuntiques (du sang et des larmes) comme un vestige du choeur antique.
Difficile de se contenter d’une approche strictement formelle pour appréhender ce film, comme le fait la presse anglo-américaine. Dithyrambique à propos de sa beauté plastique, elle critique son aspect idéologique, alors que la dénonciation virulente du Cuba de Batista n’a tout de même rien perdu de sa pertinence. Et même si les récents agissements de Castro peuvent laisser perplexe, Soy Cuba demeure une île virevoltante dont on ne finit pas de faire le tour.