Voilà plus de vingt ans que le festival texan – purement musical à l’origine – mise sur le dialogue du cinéma avec ses rejetons plus ou moins directs. À la fois caisse de résonance des nouvelles tendances de Hollywood, de la télé et de la Silicon Valley, SXSW a l’habitude d’encourager le spectateur à faire feu de tout bois. Ce dernier y passe allègrement du cinéma au jeu vidéo, du long métrage indé aux Panzers de HBO ou, comme cette année, de la petite fiction Netflix au dernier Terrence Malick. Mais il faut dire que l’édition 2017 a particulièrement cristallisé l’avènement d’un futur annoncé depuis longtemps, voyant le long métrage rivaliser péniblement avec sa propre descendance. Alors que les événements populaires s’organisent autour de la série (véritable star du festival) et que les nouveaux supports avalent toujours plus d’espace (la VR en tête), le cinéma semble plus que jamais s’incliner. Terrence Malick peut bien se montrer aux côtés de Michael Fassbender au détour d’une conférence animée par Richard Linklater sur le thème « comment filmer Austin ? » (son Song to Song, présenté en avant-première mondiale, radiographie la capitale texane) : ce qui aurait occasionné une petite émeute sur la Croisette n’est ici qu’un micro-happening parmi d’autres, joué dans une salle à moitié vide. Aurait-on la mémoire cinéphile aussi courte que cela, à South By Southwest ? C’est plutôt que le cinéma consent ici à se faire discret, invitant le festivalier à chercher sa descendance sur d’autres territoires, et à traquer ce qui bouge encore parmi ses vestiges fumants.
Independents day
Premier constat : c’est chez les indés que la survie du cinéma ressemble le plus, parfois, à une lutte perdue d’avance. Si le gros de la sélection, taillant la part belle à des objets modestes, attire massivement un public enthousiaste, les films promis à une distribution restreinte ne sont guère encouragés par les nouveaux réflexes des spectateurs contemporains (« on dirait un très bon pilote de série, quand arrive la suite ? » est sans doute la question la plus posée lors des débats post-projections). C’est pourtant à SXSW, plus encore qu’à Sundance, que s’est écrit le destin des sous-genres indés ayant le mieux bourgeonné ces dernières années, et qu’on n’imaginait pas alors devoir se recycler à la télé. Le mumblecore, notamment, a pratiquement vu le jour au Paramount Theater d’Austin. Aussi le retour au bercail de Joe Swanberg, l’un des ambassadeurs du genre ayant fait ses gammes dans les 2000’s avec LOL ou Hannah Takes the Stairs, avait quelque chose d’événementiel. Mais le voir présenter Win It All, un long destiné à Netflix (après avoir conçu la série Easy pour la même plateforme) avait, aussi, quelque chose de révélateur : les géants numériques ont su incorporer jusqu’aux niches les plus marginales. De fait, Win It All évolue à mi-chemin entre la sécheresse doucereuse propre au genre et une ligne « feelgood » plus accueillante. On y suit la trajectoire d’un homme sans qualité pataugeant dans une vie fauchée, et à qui on propose un job supposant de mettre à profit son plus grand talent : ne rien faire du tout, et conserver à l’abri un sac de sport pas très catholique, renfermant évidemment un généreux pactole. Problème : ne rien faire, c’est encore trop pour notre héros, qui entreprend de dilapider la petite fortune au poker. S’ensuit un crescendo impulsé par la loi de Murphy, au cours duquel Swanberg sacrifie le postulat de départ – comment entretenir le génie de l’inaction ? – au profit d’un prévisible récit de rédemption. Il n’empêche que Win It All peut s’apprécier comme portrait d’acteur : Jake Johnson, héros de New Girl, y redessine les contours du loser apatowien avec une évidence qui ferait presque oublier le manque de substance du récit comme de la mise en scène.
Des visages, des figures
D’autres bibelots modestes ont misé pareillement sur les portraits de comédiens taillés pour la lose, mêlant visages inconnus et familiers. C’est le cas de Patti Cake$, anodine comédie sur une jeune obèse devenue étoile montante du rap des rues : produit typique et sans aspérités de ce cinéma de l’entre-deux, où d’anciennes gloires fatiguées (Cathy Moriarty au casting, Chris Columbus à la production) viennent se refaire une santé. Dans Lucky, un second couteau de talent (John Carroll Lynch) tire le portrait d’un autre (Harry Dean Stanton), et invite à la fête David Lynch dans le rôle d’un doux zinzin à la recherche de sa tortue domestique. Mieux vaut voir ça que d’être aveugle, mais ce n’est rien à côté du traitement réservé au pauvre Harry Dean Stanton, relégué à la partition éculée du vieux campagnard sudiste, sec comme un cactus mort et enjoint de rejouer la petite musique sous-coenesque du loner aux traits craquelés par la vie. Restait, pour se consoler du manque de surprises de la fiction low cost, quelques amuse-gueules documentaires : Barbecue, ode à la culture de la viande braisée, fut non seulement l’occasion de voyager du Gobi jusqu’à l’outback australien, mais aussi de savourer la production locale, offerte à foison avant – ou pendant – les séances.
Tous les autres s’appellent Robert
À chaque festival son western récréatif, sa breloque estampillée genre et Americana. À SXSW, fatalement, ce créneau-là est occupé par plusieurs films à la fois. Si bien que deux spécimens peuvent présenter d’étonnantes similitudes. À notre gauche, Small Town Crime fait le choix du néo-noir sauce southern gothic, tendance Jim Thompson, avec en guise de caution morale Robert Forster. À notre droite, Small Crimes fait, lui aussi, le choix du néo-noir sauce southern gothic, tendance Jim Thompson, avec en guise de caution morale… Robert Forster. Comment distinguer les deux ? Facile : le premier, Small Town Crime, se contente de cocher toutes les cases attendues – ploucs belliqueux, vieux shérif dépassé, héros au profil bas, humeur ricanante. Le second, Small Crimes, est bien mieux écrit et plus retors. On n’aurait pourtant pas misé sur ce cheval-là, vu son cavalier : E.L. Katz avait déjà présenté à SXSW le très ingrat Cheap Thrills, sorte de torture porn fastoche qui voyait deux clampins endettés prêts à s’humilier pour le fric. Recueilli par le giron Netflix (décidément) et peut-être béni par la présence au casting et au scénario de Macon Blair, vu dans les films de Jeremy Saulnier (et auteur lui-même d’une autre fiction récemment débarquée sur la plateforme de streaming, I Don’t Feel At Home in This World Anymore – hélas un peu ratée), Katz réussit de véritables scènes de noirceur rurale. La « petite ville » du titre a droit à sa topographie à la fois sécurisante et ensorcelée, et la violence rentrée des personnages explose au bon moment, à l’inverse de nombreux polars pécores où la gaudriole étouffe toute tension (c’est la limite, entre autres exemples récents, du sympathique Comancheria). L’interprétation de Forster va ici au-delà du simple acte de présence : il faut dire que l’intrigue, centrée sur la mission meurtrière d’un flic cramé et fraichement sorti de prison, se resserre peu à peu autour d’une tumultueuse relation père-fils, et que Forster excelle comme souvent en figure paternelle désabusée mais ferme.
Moyenne voltige
Mais le véritable événement cinéphile fut l’avant-première de Song to Song, qui attira bien davantage les foules que la venue de Terrence Malick himself. La gestation du film avait dopé les attentes : Malick avait été vu à plusieurs reprises écumant les concerts du festival Fun Fun Fun ou de SXSW, suivant les traces de Patti Smith ou Iggy Pop flanqué de son trio glamour (Fassbender, Gosling, Mara). Que le résultat soit dévoilé à Austin semblait en somme un juste retour des choses. Comme Knight of Cups (dont il constitue presque l’appendice), Song to Song ressemble au produit d’une quête du divin menée en terrain hostile, c’est-à-dire au plus près d’un vacarme hédoniste : les fêtes autour de la piscine, les grand-messes rock, les bavardages en coulisses avec les chanteurs usés. Comme si Malick s’était fixé le défi de chercher la transcendance là où marinent plutôt les ruines clichetonneuses d’utopies vieilles comme Patti Smith, revécues par une nouvelle génération bien plus apathique, incapable de se laisser porter par la vague du ravissement (les tâtonnements vaguement chorégraphiés des acteurs semblent, comme dans Knight of Cups, trahir l’extinction de la béatitude métaphysique de Tree of Life). À moins que Malick n’identifie, dans cet environnement-là, une forme de pureté touchant au sacré ; mais, dans ce cas, difficile de le suivre, tant les objets sur lesquels il s’attarde – du scarabée de passage aux prestations scéniques balourdes de Val Kilmer – se diluent dans le langage bègue du cinéaste, qui parait avoir troqué les états d’extase spinozienne contre ceux du moucheron ivre, voltigeant d’un corps à l’autre sans but ni émotion précise. Pour ce qui est du divin, il a donc fallu se contenter de voir le film se prolonger à l’extérieur de la salle : ayant ratissé toute la ville, Malick avait au moins réussi le tour de lui donner les airs d’une immense scène de ballet langoureux.