Au terme d’une étrange odyssée, pas moins cahoteuse que celle de ses antihéros, Sorcerer est donc parvenu à bon port. Entièrement restauré avec le concours de son auteur, célébré à la Cinémathèque française et promis à une seconde vie en salles et en Blu-Ray, le voilà enfin reconnu comme le Magnum opus de William Friedkin. Mais Sorcerer a beau fendre la brume, il continue de charrier un épais mystère : avec quels yeux faut-il revoir ce film-fantôme, emmuré dans les sous-sols de la cinéphilie pendant trente-huit ans ? Faut-il prêter attention au récit enchâssé dans la narration – celui de la gestation cataclysmique de l’oeuvre elle-même, née d’un péché d’orgueil (le pari de changer Le Salaire de la peur en voyage conradien) et vouée à la damnation dans la jungle équatorienne ? À en croire Friedkin (lire notre interview), Sorcerer est bel et bien, plus que tout autre film, le récit de son propre tournage. L’oeuvre et l’auteur y esquissent de fait le même geste : prendre la route de l’Enfer pour y convoyer une cargaison de nitroglycérine, ou bien pour y capturer des images impossibles, c’est au fond la même chose.
Pour mieux saisir cette folie habitant conjointement l’homme et l’oeuvre, sans doute faut-il d’abord rappeler ce que Sorcerer n’est pas. Dès son ouverture languide, l’oeil mouvant de Billy le dingue (le même qui planait dangereusement au début L’Exorciste, et qui reviendra hanter plusieurs de ses films) ratisse la surface du globe, de Vera Cruz à Paris et de Jérusalem au New Jersey, faisant mine d’échafauder une intrigue géopolitique. Mais cet oeil trompeur balise le territoire en même temps qu’il le déréalise : Friedkin pirate en somme sa propre méthode documentaire, affirmée depuis ses débuts à la télévision de Chicago, tissant au fil de ses pérégrinations une forme de naturalisme ensorcelé. Le montage fait mine de suggérer une machination d’envergure mondiale – aux quatre coins du monde, des hommes jouent avec la mort chacun à sa façon : terrorisme, crime organisé, magouilles financières – et assimile la globalisation à un château de cartes près de s’effondrer. Fausse piste, pourtant : ces méandres se rejoignent en fin de compte par pur hasard. Amorçant à la fois un film de casse hollywoodien, un thriller embedded en Israël et un récit d’espionnage parisien, le prologue finira par dissoudre chaque enjeu dans le Mexique d’épouvante où échouent les quatre futurs convoyeurs. Dans ce purgatoire suffocant où même les scènes d’extérieur paraissent se jouer dans un cloaque, les coupables se changeront en pèlerins désignés pour remonter jusqu’au poumon de l’Enfer (littéralement : il s’agira de rejoindre un gisement de pétrole en flammes, et d’éteindre l’incendie à la nitroglycérine). Privé de héros autant que d’incarnation tangible du Mal, tracté par un McGuffin famélique (la prime douteuse promise aux chauffeurs), Sorcerer ne sera donc pas tout à fait un film de ce monde.
Il est d’ailleurs tentant de voir en lui un jumeau de L’Exorciste, ou sa suite métaphorique. À mesure que Pazuzu (le démon combattu dans la chambrette de Linda Blair) contamine le film, s’invitant au générique ou sur les pare-chocs dentelés des deux camions, Friedkin dérive volontiers vers l’horreur, allant jusqu’à fouler, aux trois quarts de son périple, un désert lunaire figurant très nettement une zone de démence. Mais c’est un no man’s land moins fantastique que mental : la mise en scène n’accréditera jamais l’existence des forces occultes. En refusant à la fois de s’inscrire dans un genre et de céder aux conventions de la dramaturgie classique, Sorcerer se condamne délibérément à l’enlisement : jamais rectiligne, la trajectoire du film est celle du convoi. Elle est faite de détours, de déviations (la carte indique des voies impraticables et les chemins de traverse sont obstrués) mais aussi d’impasses qui, paradoxalement, offrent au film toute sa puissance épique. Ainsi, la fameuse traversée du pont branlant aurait pu engendrer un trou d’air anti-spectaculaire, par sa cadence poussive et son caractère laborieux ; au contraire, Friedkin en tire un tableau parfaitement hallucinatoire, voilé par la trombe et les amas de branchages, et sublimé par la performance bien réelle de l’équipe technique. Surtout, la séquence marque une sorte de frontière entre le concret et l’abstraction. Comme si le film cherchait, par ce franchissement improbable, à forcer son passage dans une dimension autre, où l’héroïsme et la bravoure cèderaient la place à une logique de survie pure.
Pour Friedkin, il semble bien s’agir d’ouvrir un monde : s’il s’escrime contre les éléments et les limites du possible, c’est à l’évidence moins pour relever un défi technique que pour signer un film proprement transcendantal. Transcender la fable judéo-chrétienne classique (ici pas de bons, pas d’ennemis et pas de Graal digne de ce nom), c’est ici vider l’épopée de toute causalité divine. Le sort des personnages est placé entre les mains d’un destin arbitraire, étranger à toute notion de salut, de sacrifice ou de rédemption. L’adversité ne transformera jamais le voyage en chemin de croix clairsemé d’épreuves célestes : le feu se déchaine tel un châtiment aléatoire, l’un des camions explosant de façon inopinée, par le fait d’un simple nid-de-poule. Sorcerer révèle ainsi une marche du monde soumise au jeu de la fortune, bonne ou mauvaise. Le « mystère du destin » est le sujet du film, de l’aveu-même de Friedkin qui revendique une idée cartésienne du monde, affranchie de toute conception biblique.
Le film, à ce titre, s’aventure sur les voies de la métaphysique. Le regard aérien du prologue n’est pas seulement celui d’un observateur impuissant, c’est surtout le mauvais oeil d’un sorcier, affairé à réordonner l’univers selon la froide logique du hasard. C’est là l’une des ambiguïtés du cinéma de Friedkin, toujours écartelé entre sa position athée et son fatalisme presque superstitieux : bien que balayant les croyances ordinaires opposant les forces du Bien à celle du Mal, il leur substitue un autre ordre magique. Dématérialisées, ces forces-là règnent tout de même sur la planète, entremêlées dans le magma végétal et dispersées par le souffle du sorcier comme l’on répand un virus à travers les continents.
Sorcerer n’est donc pas seulement un poème panthéiste lugubre, qui verrait la jungle habitée par les démons du genre humain. C’est aussi un film-monde, où se condense la philosophie d’un auteur en même temps que s’accomplit son fantasme déraisonnable de démiurge – ou, si l’on veut, d’apprenti sorcier. Pour l’assouvir, Friedkin se devait de modifier concrètement la matière du monde : il ne pouvait donc que s’en aller aux confins de la jungle équatorienne, pour affronter directement les forces naturelles. En cela, le Friedkin de Sorcerer est à l’avant-poste d’une génération de cinéastes américains animés par le même désir : suivre la voie des classiques pour mieux les déconstruire, conquérir orgueilleusement leurs territoires pour y bâtir leurs propres paysages mentaux – quitte à en perdre la raison. Deux ans plus tard, Francis Ford Coppola devait suivre ses traces avec davantage de succès.