Depuis ses débuts, Bong Joon-ho nous a promenés d’un monde à l’autre : cambrousses assombries par la mort, Seoul apocalyptique, villages faussement dortoirs. Que signifie cette nouvelle étape, semi-hollywoodienne et pleinement claustrophobe ? Avec son postulat de génie, tiré de la BD culte de Rochette et Lob, Snowpiercer annonce une allégorie sociale limpide. Son train filant à travers la Terre sinistrée, où se joue une lutte des classes à roulettes, ne promet pas seulement la rencontre du blockbuster hollywoodien et du jeu de plateformes. C’est aussi un saut à pieds joints dans les eaux politiques du cinéma de Joon-ho. On avait déjà vu un peuple terrorisé par l’envahisseur (The Host), ou des campagnes délaissées par l’État (Memories of Murder, Mother). Quand il pose le pied dans le genre, le jeune maître filme la Corée, spécifiquement. Mais impossible d’en faire autant ici, ou alors de façon détournée (l’extérieur n’est plus qu’une vaste croute de glace). De quoi semer le doute : l’auteur cherche-t-il à portraiturer son pays, ou bien à évoquer un fléau plus global ?
Snowpiercer cerne justement le rapport du cinéaste au politique. Dans ce bourbier serpentin, une fois de plus, c’est une forme d’héroïsme trouble qui est en jeu. Bong Joon-ho dessine toujours un rapport malade du peuple à ses propres causes. Les pères et mères combattant seuls pour leur descendance ont défini chez lui un modèle d’humanisme ambivalent : l’abnégation est sans borne mais toujours problématique (cf. le sauvetage machiavélique de Mother). L’héroïsme est monstrueux, même si la compassion est sauve (celle des personnages entre eux, et de l’auteur à leur égard). Et dans tous les cas, la menace extérieure agit comme dans les meilleurs films de genre paranoïaque ou horrifique : le monstre, la folie ou le pouvoir aliénateur ne renvoient pas à un mal défini, circonscrit, mais plutôt à un fléau absolu, sans visage. Le Léviathan s’impose sur le chemin des losers pour les sommer de s’allier et, justement, de devenir meilleurs.
Cette même mécanique est à nu dans Snowpiercer. Et Bong Joon-ho la transcende, allant cette fois jusqu’à vérifier si, au bout du conte, ses spécimens gagnent effectivement en vertu devant l’adversité. Le projet du film est de répondre à la question progressivement, et avec pessimisme. Peu à peu, l’avancée des mutins se joint à un désenchantement par étapes : à mesure que les innocents gagnent du terrain, ils se changent en coupables. Car tout n’ira bien sûr pas de soi une fois passé le sas interdit, séparant insurgés et puissants. Assez pervers, le principe de cloisonnement autorise le mensonge au public : on lui vend un ennemi tout désigné – Wilford est évoqué maintes fois comme foncièrement diabolique -, pour finalement remettre en cause sa perfidie intrinsèque. Opérant comme un lent glissement subreptice de Marx à Baudrillard, BJH révèle alors la sauvagerie du clan rebelle, assimilé au système global. Tout, d’ailleurs, nous raconte la fragmentation de l’humanité en petits rouages d’une même machine : dormeurs compartimentés, leviers à dénicher, corps humain officiant comme moteur. Le retrait d’un composant (en l’occurrence, le prolétariat révolté) de cette grande machine entraîne l’implosion du système entier mais aussi de l’individu, comme devra l’expérimenter Curtis, le meneur. Amusant procédé, d’ailleurs, que de faire jouer ce Che Guevara ferroviaire par Chris « Captain America » Evans, comme si les masques étaient appelés à tomber, et les rôles à s’inverser.
Mais l’idée reste sagement théorique : sans doute obsédé par la dépression relativiste cachée à l’autre bout du train, Bong Joon-ho néglige son exposition initiale. Tout y est injuste et dangereux, mais par convention : Tilda Swinton, empêtrée dans une composition mi-figue mi-raisin – pas vraiment bouffonne et drôle, pas vraiment détestable non plus – cristallise cette fausseté, ces enjeux faciles et en demi-teinte (la disparition d’un gosse, motif poignant et cher à l’auteur, est ici sous-traitée). Comme si BJH ne croyait pas lui-même à ce schéma marxien de départ, et n’installait ce décor trop lisible que pour s’amuser à le démonter, le démentir tout au long de son film. Sur le plan thématique, cette non-croyance est parfaitement juste et cohérente. En termes de cinéma, elle est regrettable. Pour que Snowpiercer soit davantage qu’un dispositif, cette première demie-heure aurait gagné à donner vie, réellement, à ce tableau peuplé d’automates sans passé. Et quant au plaisir de la progression, du « déverrouillage »quasi vidéoludique, il est parasité par l’impératif du film : privés de hors-champ, prisonniers de leur propre huis-clos, action et mise en scène ne dévient jamais.
Cette linéarité n’empêche pas de révéler la multiplicité de Bong Joon-ho. Vrai-faux militant, relativiste croyant au Mal, humaniste sceptique : l’homme incarne finalement une sorte de compromis coréen entre Carpenter et Spielberg, chez qui la question de la bravoure n’est jamais résolue. Les hommes sont dignes d’amour, mais jamais vraiment ralliés à un bord ou l’autre. Pour autant, BJH ne renonce pas complètement à ses élans philanthropes. L’incursion d’un allié échevelé et burlesque (Song Kang-Ho, surgi congelé d’un frigo) emmènera parfois Snowpiercer sur le terrain du buddy-movie, quand Evans devra inventer un dialogue avec Kang-Ho. Sans révéler l’issue finale, on peut aussi évoquer le soubresaut lumineux et impromptu que réserve le dénouement, alors qu’on croyait la machine lancée sur des rails parfaitement fatalistes. Voilà donc comment on peut voir, sans doute, le train lugubre de Bong Joon-ho : comme le tombeau ambulant de ses personnages, mis à l’épreuve puis conduits au purgatoire, avant de trouver enfin un espoir de paix – ne serait-ce que sous la forme d’une étincelle au milieu de la poudreuse.