Le premier film de l’écrivain Julia Leigh produit un spectacle organisé, mécanique comme un Haneke, constamment embué par l’obscurité de ses intentions. Voilà un objet filmique délibérément hermétique, aussi impénétrable que l’est, littéralement, son personnage. La jeune Lucy (Emily Browning), en mal de trésorerie, glisse sur ses études comme un travelling latéral sur un mur de briques. Notablement disposée à s’offrir, dans les bars, au premier (homme d’affaire) venu, elle s’apprête à passer une vitesse supérieure. Enrôlée par une svelte maquerelle, cordiale, passant pour élégante, elle va commencer par servir leurs boissons, dénudée, à de grands bourgeois finissants, vieillards suffocants et pervertis, entourés de femmes à demi nues, disposées autour d’eux et à leur service. Très belle fille à peau de porcelaine, Lucy accepte rapidement de devenir l’objet de possession des sordides grabataires, sous somnifères, qui pourront alors disposer d’elle, à l’exception du rapport sexuel proscrit.
Impénétrable Lucy, donc, comme ces images qui se succèdent sans but, ces comportements désincarnés, desséchés, qui gardent leur secret tout aristocratique, au fétichisme tournant désormais à vide, détachés depuis longtemps de leurs causes premières. L’absurdité des rituels grands bourgeois, opposée à la sinistre nécessité économique de la jeune fille, constitue l’essentiel de l’intérêt du film. Pourtant, Sleeping beauty dépasse la logique de lutte des classes sexuelles (chère à Fassbinder), en essentialisant la nudité. Voilà peut-être l’espace étrange qui fut propice à la polémique dont la sortie française du film est entourée. L’absence de sexualité ajoute, au fond, au malaise. Le vice se joue sur un contact minimal, et l’objectivation est encore supérieure, hors de la simple prostitution (qui engage deux personnes égales, au moins dans l’acte). La perversion réside dans le pathétique qu’ont ces lamentables personnages à vouloir toucher une ultime peau, avant de mourir. On pourrait dire que le film – et c’est sans doute une première – est censuré justement pour son absence d’érotisme.
Parmi toutes les maladresses de Sleeping beauty, la plus décisive est sans doute celle-là : de ce personnage que l’on observe longuement, présent dans tous les plans, on n’apprendra rien de plus. Ses motivations sont sans mystère, son comportement direct et rationnel en tout. Elle n’a strictement aucun intérêt, ni drame, ni tragédie ; pas de profondeur. Elle s’écarte seulement deux fois de ce chemin, avec la même demande stupide faite à deux types différents : « veux tu m’épouser ? ». Les seules questions que pose le film ne concernent que les hommes, qui seuls semblent intéresser la cinéaste. Et deux d’entre eux, en particulier, dont les tendances morbides, suicidaires, accompagnent et se nourrissent de ce corps translucide.
Sans surprise, c’est par une succession de tableaux, généralement des plans séquences, que Julia Leigh raconte son histoire. Les plans sont autant de scènes autonomes, fondus enchaînés, sans vie, comme empaillées, qui ne semblent jamais tout à fait extraits d’une réalité, plutôt posés là. De légers zooms, discutables, viennent parfois scruter plus attentivement les humiliations flegmatiques de la jeune femme. Il y a quelque chose du documentaire animalier dans ces angles de vue, dans cette distance attentive mais légèrement dégoûtée. Comme dans Attenberg, c’est à des animaux que sont renvoyés les personnages, devant une télévision, mais sur un mode tellement plus détaché, affligé, tellement moins fantaisiste et compassionnel. On pense aussi à ces publicités scandinaves des années 90, à voir ces plans trop installés, dans l’espoir d’un gag, d’un dérèglement, qui ne vient jamais. Le détachement esthétisant de la réalisatrice est visible jusque dans la pauvreté de Lucy, dite en une scène (loyer à payer), et peinte par ailleurs de manière éthérée et caricaturale, reléguée à la responsabilité du seul décorateur. Sleeping beauty veut représenter les codes bourgeois dans un même mouvement fétichiste et mortifère. Par cohérence ou par incapacité, il ne parvient à figurer rien d’autre.