007 par Sam Mendes, c’est un pas de fait vers les allergiques à la mythologie James Bond, rétifs au faste inodore et à l’action sur mesure. Depuis Casino Royale, Craig réinventait déjà cette figure dévitalisée avec son aura de charcutier du Devon, sa froideur bucheronne à faire passer les prédécesseurs pour des gigolos snobs. Bon directeur d’acteurs, Sam Mendes est l’homme de la situation pour porter au plus haut cet alliage de classe et de virilité. Il sait faire parler son agent par un art de gestes et d’œillades : filmé par lui, l’espion est plus lapidaire que jamais, et en même temps plein d’esprit. On respire donc un peu mieux avec ce Bond-ci, fait de chair et de ligaments, et donc potentiellement faillible – il se passe vraiment quelque chose quand le cador chute du haut d’un viaduc, désarticulé (pas sûr qu’un Pierce Brosnan aurait aussi bien incarné un tel devenir-pantin).
Mais au-delà de ce savoir-faire qu’on lui connaît, on se demande ce que Mendes pilote réellement dans Skyfall. Sa machine joue sur plusieurs tableaux (l’ironie classieuse, donc, mais aussi la technique pure et la dramaturgie d’espionnage). Il a filmé la guerre dans Jarhead, mais son horizon premier reste la satire sensible (American beauty, Les Noces rebelles). Ici, il divise scolairement son travail, jongle avec plusieurs casquettes sans faire fusionner ses compétences. Il y a bien une intelligence technique dans Skyfall, les corps rivalisent avec les trains fous, les prennent de vitesse, transpercent l’air et fusent dans les tunnels : Bond saute dans des rames piégées, reste droit quand les wagons explosent et se désossent – avec lui le film s’élance, plutôt bien, sur un long rail tumultueux. Mais l’action ici reste affaire de trouvailles, de géométrie maligne (au cours d’une chasse silencieuse, les visages s’enveloppent dans les reflets des néons et des surfaces numériques – c’est gratuit mais assez beau). En attendant, l’essentiel manque : on se fout de savoir qui est aux trousses de notre lad pisse-froid. La faute à un scénario dont Mendes n’a cure, parce qu’il n’est qu’un gros noeud d’artifices. L’ennemi, à nouveau, c’est ce hacker intangible qui obsède le tout-Hollywood. Le hacking est devenu la grande solution de secours pour les scénaristes en mal d’inspiration – pour rafraîchir une vielle saga, choisissez une histoire de pirates et de virus, cf. Die Hard 4. Le pire, c’est que ce dada informatique est pris très au sérieux, le film rêvant du potentiel thématique d’un Fincher, pour tomber finalement dans l’autoparodie (navrante scène où la matrone M synthétise le problème : « notre ennemi est aujourd’hui invisible, nous ne pouvons localiser ce nouveau mal sur la carte ». A méditer). Skyfall ne fait qu’illustrer le drame de ces sujets-dissert’ pour politologues en herbe, dont l’industrie use et abuse pour avoir l’air de raccorder à l’époque : à trop faire dans l’invisible contemporain (hacker geek, hacker djihadiste, virus biologique, virus 2.0…), les démons de Hollywood sont devenus totalement ectoplasmiques.
Le mal a parfois un visage, soit : celui de Javier Bardem, que le film sort de son chapeau comme pièce maitresse. Magnifié par une moumoute spongieuse, l’acteur est servi comme une sorte de prototype bionique, on croirait une sorte de héros tarantinesque augmenté. Mendes est conscient de son zèle amusé, presque camp, quand il filme le monstre (l’excès fait aussi partie de la série des Bond). Mais il ne l’intègre jamais vraiment à son film : Bardem cohabite avec l’intrigue sans influer sur la trajectoire de 007, ou si peu. D’ailleurs, ladite trajectoire est déviée par un réel enlisement narratif au coeur de la biographie de l’espion, encore un symptôme typique des astuces scénaristiques paresseuses : pourquoi diable inventer à Bond un passé et des hantises, pourquoi le barder d’une lourde psychologie, ici matérialisée par le foyer écossais de son enfance, grande chaumière grise qui fait peur aux moineaux ? On l’a dit, le blockbuster est pénible quand il pompe les pages géopolitiques du New York Times, mais c’est pire quand il joue les freudiens.