A un moment, Dumont résume assez bien la situation : petite caméra DV à la main, assis au bord de la baignoire avec sa Joana, il lui tripote le pied et en profite pour lui donner une leçon du cinéma : « Je touche ton pied, ensuite j’ai le souvenir de ton pied, et puis à partir de ce souvenir j’écris le scénario, et je fais le film de ton pied, c’est ça le cinéma… là on est à vif ». A vif, donc, c’est-à-dire encore loin du cinéma mais au coeur du couple Preiss-Dumont, qui voyage à bord du Transsibérien. Reste à savoir si cette spontanéité retrouvée, ce « je te filme, tu me filmes par la barbichette », a plus d’intérêt qu’un de ces épisodes de Paris Dernière devant lesquels on somnole en attendant la séquence coquine.
Pas vraiment. D’abord parce que le film feint d’ignorer tout le long une donnée pourtant évidente du genre « à vif » : l’absence totale d’innocence induite par la caméra. Dans le documentaire sur Gerard Richter sorti il y a quelques semaines, la réalisatrice filme le peintre au travail, en temps réel, façon Mystère Picasso (sauf que Picasso peignait pour le film de Clouzot, parlait à Clouzot, alors que Richter peint un tableau qui rejoindra son oeuvre et fait semblant d’ignorer la caméra). Au début ça fonctionne bien et puis, exaspéré, Richter s’arrête de peindre. Mécontent de son travail, il peste qu’avec la caméra il ne peut pas, il est bloqué, il est en train de peindre ce qu’il ne peindrait jamais sans la caméra. A force de rajouter des couches et des couches, le tableau est raté. Même problème ici. Preiss et Dumont font ce que qu’ils ne feraient jamais sans la caméra, en rajoutent des couches et des couches, tout en s’échinant à donner l’impression du naturel, comme si le dispositif introduit par la caméra allait de soi. C’est l’exact inverse du cinéma de Cavalier, où la caméra a fonction de journal auquel on parle : ici on la voudrait simple oeil enregistreur. Et, fatalement, sous la pression du dispositif qui les oblige à produire du sens, les deux tourtereaux finissent par dire et faire à peu près n’importe quoi.
Soit, pour la plus grande part : une guirlande de discussions pseudo-cryptées sous-godardiennes, tressées avec des échanges amoureux lorgnant vaguement vers Garrel. Concrètement, Dumont enchaîne les distinctions oiseuses et faussement subtiles (« je veux être avec toi mais pas vivre avec toi » ; « Ton intérieur est cinématographique mais ton extérieur est numérique » – lol), pendant que Preiss, quand elle n’écoute pas sagement la leçon, cherche la prise de tête (« Moi je me préoccupe de tes envies, j’attends que tu finisses ta clope avant de dîner alors que j’aimerais dîner tout de suite »). Ça devrait finir avec trois claques, mais quitte à faire le voyage, Dumont en profite pour faire le prof de philo (« Manipuler c’est beau, ça veut dire prendre dans ses mains » ; « C’est bien le doute, moi je doute de ton amour, pourquoi les gens se disent tout le temps je t’aime ? parce qu’ils sont inquiets ») quand il ne donne pas dans le cours de ciné.
Parfois pourtant, le film fonctionne un peu, malgré lui, quand faute d’avoir atteint le secret d’un couple et d’une intimité, on récupère ce qui est au fond son vrai sujet : l’insignifiance, grande gagnante de l’histoire. Par exemple quand Preiss allume la caméra par désoeuvrement, ou que Dumont la filme nue, endormie ou ivre (on craint à un moment le « t’es belle quand t’es en colère ») et qu’elle fait mine de ne pas se savoir filmée, surjouant le naturel. C’est bien d’ailleurs dans ces trois situations-là (nudité, sommeil, ivresse), les plus prétendument naturelles, que le film revendique le plus tragiquement la spontanéité qu’il ne trouve jamais, faute de s’en donner les moyens. Plus tard, dans une épicerie, Preiss hésite à acheter une pomme rouge ou une pomme jaune. Finalement elle choisit une poire et c’est une des meilleures scènes du film. Plus loin, elle rame pour comprendre ce que veut le chauffeur de taxi qui ne parle pas un mot d’anglais : on est traversé là par un vrai vertige, presque un plaisir, qui est celui que l’on peut prendre devant le puits sans fond de l’insignifiance. Le plan le plus vrai, à ce titre, reste celui de Preiss filmée par Dumont, endormie, les seins à l’air et la bouche ouverte. Plan drôle et terrifiant à la fois, tant il laisse l’impression qu’elle est sur son lit de mort, ou qu’elle dort juste, non comme une belle endormie, mais comme on dort tous la plupart du temps : comme une gogole, authentique et spontanée.