Le film commence bien. Il commence en mer, une mer noire et sans horizon qui rappelle Le Vaisseau fantôme de Mark Robson et qui, sur le bateau qu’elle chahute, soulève le cœur de Di Caprio. Plus tard, quand il pose pied à terre, sur la Shutter island du titre, un persistant mal de crâne remplace la nausée. De bout en bout, voilà donc un film malade. Un « grand film malade », selon l’antienne héritée de Truffaut ? Pas vraiment – ce film-là, ce serait, peut-être, Gangs of New York, film patraque, mal fichu. Non, ici, la maladie est le sujet, deux fois le sujet, ou, disons, la maladie frappe deux fois, en deux endroits : le personnage, et, en même temps, l’auteur, Scorsese, malade depuis longtemps du mal qui, sur l’île, colle à Di Caprio sa migraine.
Résumons : adapté de Dennis Lehane (Mystic river, Gone baby gone), Shutter island suit, dans les années 50, l’enquête d’un duo de marshals (Di Caprio, inévitablement génial, et Mark Ruffalo, toujours impeccable) sur une île transformée en centre de détention psychiatrique et où, mystérieusement, une patiente manque à l’appel. Sur l’île, les difficultés de l’enquête (le mystère semble insoluble, l’administration ne coopère pas) sont noyées, petit à petit, sous le déluge de visions qui s’abat sur le personnage de Di Caprio, un violent reflux d’image mentales – à la fois, des images de guerre (le marshal fut soldat pendant la guerre, participa à la libération de Dachau), et le fantôme de sa femme morte dans un incendie. Le début, on le disait, est très beau : l’arrivée sur l’île, entame idéalement gothique (et tandis que ronfle, derrière, une partition lourde qui semble revenue du remake des Nerfs à vif), correspond à ce que Scorsese, sur son versant pompier, sait faire de mieux. La fin, la toute fin, est également remarquable, mais sa beauté tient, elle, au génie de Caprio, à son regard qui, à lui seul, est capable de sauver le film des virages dangereux où il s’est aventuré juste avant. Entre les deux, début et fin, il y a de vrais beaux moments mais il n’est pas exclu d’en passer aussi, de ce côté-ci de l’écran, par la nausée et la migraine.
La maladie qui frappe Scorsese, comme elle frappe ici Di Caprio, est une maladie de l’œil, et en cela le film, via l’hypothèse de la maladie psychique, n’est pas moins un autoportrait que ne l’était Aviator. Avec Howard Hugues, Aviator faisait le portrait d’un visionnaire, et les visions (visions de grandeur, rêves mégalomanes) échouaient en pathologie (la pente obsessionnelle, dont Scorsese lui-même est une victime notoire). Ou plutôt : les visions étaient, d’emblée, pathologiques, elles constituaient un seul et même moteur de dérèglement – visions d’un monde surdimensionné (les projets de géant de Hugues) ou au contraire minuscule (sa phobie des microbes). Dans Shutter island, les visions sont entièrement ramenées du côté de l’angoisse, et la maladie est, plus explicitement, une maladie de cinéaste. De cette hypothèse, le titre ne fait d’ailleurs pas mystère. « Shutter island » est une forteresse, une prison close sur mille secrets, et, peut-être, une terrible conspiration. Mais « shutter » c’est aussi, littéralement, l’obturateur, et l’île est une île-cinéma, une machine à produire des images.
Le cinéma de Scorsese a toujours plus ou moins fonctionné, pour le meilleur et pour le pire, sur un tel mode de la vision, selon deux voies arpentées avec un même entrain. D’abord, la piste cinéphile, la plus fameuse. Ici, Scorsese ne cache pas qu’il pensait très fort aux productions Val Lewton (Robson, donc, et Tourneur), qu’il voulait, avec Shutter island, leur rendre une forme d’hommage. Quand il filme la guerre ou, avec une identique maladresse, les psychotiques de l’asile, on pense aussi, inévitablement, au modèle Fuller, auquel Scorsese voue l’admiration que l’on sait. Mais chez Scorsese (contrairement, par exemple, à De Palma, pour la même génération), la cinéphilie n’intervient jamais sur le mode de la citation ou de l’étude, plutôt comme un pur reflux, sous la forme d’un débit éjaculatoire qui est identique, chez lui, à celui de la parole. Cela vaut pour le reste de ses images, qui souvent voudraient fonctionner sur le mode de la sidération, ou, on y revient, de la vision. D’ailleurs, régulièrement, c’est une image qui met en branle les personnages, le récit – les trottoirs new-yorkais vus à travers les pare-brise du Taxi driver, une image d’enfance pour Les Affranchis, etc.
Le résultat est que, chez Scorsese, tout est toujours de l’ordre du visible, tout se voit, et souvent, tout se voit trop. De ce point de vue, comme hommage à Val Lewton, Shutter island est un contresens total – Scorsese s’y révèle, tout bonnement, incapable de filmer l’invisible. Et c’est dommage parce qu’il y a dans le film de vraies belles intuitions de mise en scène, une façon par exemple de s’emparer du décor (l’exploration des lieux par le marshall, parfois redoutablement efficace), ou de s’appuyer idéalement sur le jeu de Di Caprio, qui pourrait laisser imaginer, par endroit, un grand film. Mais tout ce que la mise en scène dit bien une première fois, il faut toujours qu’une image, une bête image (le pompon : la parenthèse Dachau, ridicule et limite obscène ; certains des rêves éveillés de Di Caprio, même si leur côté grotesque ne manque pas tout à fait d’intérêt) le redise, mal, une seconde fois. Cette tendance à la bouffissure (pas neuve chez Scorsese) donne parfois un charme bizarre à Shutter island, film obèse et quand même aimable, qu’on aimerait mettre à la diète pour en trouver la version souple et idéale. A l’évidence, Scorsese a tourné là son gros film malade.