On a dit ici à sa sortie tout le bien qu’on pensait de Tokyo Sonata. Il faut souligner à nouveau, quatre ans plus tard, la maîtrise, l’assurance, de cet indiscutable chef-d’œuvre. Passant du genre à la chronique, Kurosawa semblait vraiment avoir trouvé sa voie, comme si toutes ses histoires passées de monstres et de revenants devaient finalement mener à cela : l’invention d’un usage renouvelé du fantastique, désormais simple procédé de stylisation recouvrant le quotidien d’une dimension spectrale, dessinant les événements de manière indistinctement assourdie et outrée.

 

Revenir au genre sans nier cette étape, tel serait, pour le dire vite, l’ambition de ce nouvel opus, initialement destiné à la télévision sous la forme d’une mini-série de cinq épisodes. Le genre, le point de départ s’y rattache indéniablement – un meurtre crapoteux annonçant le retour à un univers mi-policier, mi-gore. Il va de soi que Shokuzai ne constitue pas pour autant un retour aux séries B que le cinéaste réalisait au début de sa carrière. Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en inquiète, celui-ci donne aujourd’hui l’impression d’être arrivé à un stade où il ne veut plus réaliser que des grands films – ce que Shokuzai est, à quelques réserves près, révélant comme le précédent une immense assurance, ramassant en un geste très sûr les morceaux d’une œuvre d’apparence fragmentée.

 

Tout commence donc par un fait divers : l’assassinat d’une petite fille, alors que celle-ci se trouvait en compagnie de ses quatre meilleures amies. La mère, rongée par la douleur, les convoque : puisqu’elles n’ont pas su sauver sa fille, à charge pour elles de se racheter en retrouvant l’assassin, dussent-elles y consacrer les dix, vingt, trente prochaines années de leurs vies. Un épisode par héroïne, un peu sur le modèle des centric episodes de Lost, auquel on pense parfois. La première, effrayée par les hommes, accepte d’épouser un ancien condisciple manifestement perturbé, coupable (trop) évident. La seconde, prof de sport peu liante, chasse les mateurs et pervers potentiels. Et ainsi de suite.

 

C’est là, dans sa dimension feuilletonesque, que ce double film impressionne le plus. Lorsqu’il se frotte à des univers qui, sans être tout à fait nouveaux pour Kurosawa, n’avaient sans doute jamais été associés de la sorte, produisant un résultat d’une ampleur et d’une densité assez extraordinaire (et évoquant en vrac les nouvelles des deux Murakami, Haruki et Ryu, de Kobo Abe, le cinéma gore, la série américaine, voire la chronique familiale à la Kore Eda). C’est là, dans cet imaginaire débridé, qu’il pioche ses meilleures trouvailles, à l’image du personnage de la mère, dans un premier temps assez renversante, quelque part entre la sorcière d’un conte pour enfant et la mystérieuse créature rivettienne.

 

Il est malheureusement un autre aspect du film qui, lui, laisse un peu circonspect : une ligne plus crapoteuse, l’insistance un peu démonstrative d’une peinture de la perversité lorgnant vers des rives moins aimables du cinéma asiatique contemporain (du côté par exemple de Park Chan-wook et de ses disciples). Il y a quelque chose de triste à voir le film se refermer, dans tous les sens du terme, sur cette veine-là, résumant finalement le mystère à un tableau de vengeance familiale vraiment trop Grand-Guignol. A ce titre, il faut mentionner l’avant-dernier épisode, centré sur la quatrième fille. Ce personnage, qui inspire manifestement à Kurosawa des sentiments mêlés, est intéressant dans la mesure où il est le seul à refuser le diktat de la mère, à ne pas vouloir passer sa vie dans le souvenir de sa camarade assassinée. Avec lui, le film semble s’éloigner vraiment de sa tentation baroque ; il finira pourtant (mais avec une certaine habileté) par rejoindre l’horizon des sordides perversions familiales. Dommage, même si la fantaisie feuilletonesque de Shokuzai reste bien, par ailleurs, l’une des plus éclatantes réussites de l’auteur de Kaïro.