New York est bleu comme une lame, filmé sans recul, autour de personnages encapsulés dans leur urgence quotidienne. C’est la planque parfaite pour les détraqués de tous poils, libres de s’adonner à leurs sombres trafics dans l’indifférence générale. Ce jour commence nu pour Brandon (Michael Fassbender), avec une voix féminine excédée qui l’exhorte, depuis son répondeur, à décrocher son téléphone. Sissy (Carey Mulligan) est sa sœur, nous l’apprendrons bientôt, asexuée donc et inutile en conséquence. Comme nous le suggère le regard d’acier avec lequel il viole virtuellement une jolie passagère du métro, Brandon préfère la tension sexuelle aux rapports de famille. Jusqu’au bout, jusqu’à la nausée.
Son obsession est sans borne et se nourrit d’elle-même. La honte qui l’envahit se dissipe momentanément dans l’assouvissement sexuel qui en est pourtant la cause toujours reconduite. En la matière, la mégalopole lui offre une infinité d’options que le film se propose de faire défiler méticuleusement : de l’onanisme compulsif, avec ou sans porno, aux prostituées de toutes sortes, en passant par la drague pugnace et alcoolique. Il s’échappe, un instant, de ce destin de machine, au détour d’une chambre d’hôtel où il emmène une collègue de bureau, au terme d’un rencard traditionnel et au bord d’un rapport sexuel plus conventionnel. Est-ce pour l’érotisme nouveau de la situation (la scène est très belle de ce point de vue) ou pour la présence soudaine d’un vrai « sujet » sexuel (contrairement aux escorts, Marianne est excitée), Brandon reste impuissant et s’excuse, accablé, humilié comme un couteau sans manche.
Avant d’être un film sur l’évaporation de l’érotisme de la société et du cinéma actuels, Shame traite d’une addiction comme une autre. D’ailleurs, Steve McQueen assurait, dans l’interview qu’il nous a accordée (cf. Chronic’art #74, en kiosque), avoir eu comme influence principale Le Poison, de Billy Wilder, premier film a avoir envisagé l’alcoolisme comme une pulsion. Son activité de vidéaste, d’abord reconnue par le monde de l’art contemporain, et une œuvre telle que Static (2009), qui tournoie en hélicoptère autour de la statue de la liberté, diffusée en boucle dans un espace oppressant, rappelle (s’il en était besoin) l’obsession de McQueen. Son cinéma fait l’inventaire des diverses occurrences de la liberté et des illusions féroces qu’elle draine. Le premier plan de Shame renvoie directement aux derniers de son premier long-métrage, Hunger. Fassbender s’y tordait de douleur dans un lit, en contre plongée, mortellement amaigri par la grève de la fin de son personnage emprisonné, Bobby Sands, activiste irlandais des années 80. Il y gagnait une indépendance absolue par la force de son libre arbitre et de son corps. Brandon est un sands retourné comme un gant, à qui tout est disponible, les déplacements et les plaisirs, et qui s’enferme tout seul dans les compulsions robotiques de son esprit.
Au fond, Shame traite le même sujet que la comédie américaine contemporaine, qui s’amuse à raison des difficultés éprouvées par les jeunes gens sur le terrain de l’intimité. Combien d’Ashton Kutcher ont défilé cette année, fuyant les sentiments et cherchant leur accomplissement dans la froide exécution sexuelle ? Les amis sur matelas ont fait de nombreux petits : de Sex friends (No strings attached) à Sexe entre amis (Friends with benefits), pour ne citer que les traductions les moins ingénieuses, le thème s’insinue quasiment partout. La honte et le film adviennent à cause d’un grain de sable qui vient enrayer la mécanique obsessionnelle de Brandon. Sa petite sœur, de passage en ville, a besoin d’être hébergée. Sur le chemin de son devenir machine, s’introduit un retour inattendu du sentimental. À la faveur d’une scène charnière, un pur morceau de réel (comme le fut le plan séquence central de Hunger), Sissy interprète une version morose de « New York, New York » qui tire au frangin quelques larmes et ouvre pour la première fois son visage à une forme d’émotion.
Les gros plans sur Sissy susurrant sa mélopée, et ceux du frère ému, introduisent la dialectique du film, un croisement du corps en ébullition et de visages qui en expriment les conséquences. Fassbender y est exceptionnel, sa figure, tout sauf une façade, est le lieu des sentiments du film, lorsque tout, par ailleurs, suinte la grisaille et l’inexpressivité. Shame est aussi impressionnant et froid que son réalisateur. Une forme de honte peut s’emparer, à terme, du spectateur, pas tant pour ce que le film raconte de sa sexualité que parce qu’il le confronte à ce qu’il a d’automatique. Certains diront, on les entend déjà, qu’en cela il fait la morale. Les jouisseurs écervelés ne goûteront peut-être pas les scrupules qui s’insinuent là.
L’art se doit pourtant d’être un espace critique pour la modernité. Les moralistes (McQueen préfère le terme de politique) sont facilement invalidés, mais la bonne conscience perpétuelle reste, sans doute, le chemin le plus direct vers la bêtise.