Attention film méchant ? À l’entrée d’un film comme Seul contre tous, le sens commun commande d’avertir les futurs spectateurs sur son caractère excessif et parfois « insoutenable ». A 18 ans, on peut voir le premier long-métrage de Gaspar Noé, pour le meilleur et pour le pire. A 17 ans, on vous l’interdit : or, il n’est pas sûr que la remarque parentale de rigueur (« plus tard, tu me diras merci ! ») n’ait pas ici quelque fondement. En outre, Gaspar Noé brandit l’étiquette censurable de son film comme un étendard méritoire. Tout va donc pour le mieux dans le pire des mondes possibles (celui du film bien sûr) !
L’ambition de Seul contre tous est aussi démesurée qu’est restreint l’univers mental de son personnage principal, ex-boucher chevalin, cinquantenaire au chômage, dévidant sa haine de tout et fomentant les plans les plus sordides. Il s’agit d’enregistrer la voix intérieure d’un homme qui méprise la vie et qui devient confus à force de haïr ; mais à travers lui, c’est la chair triste d’une icône qui est disséquée sans tendresse et avec une hargne qui porte souvent le spectateur à la nausée. Cette icône écornée, c’est celle-la même que Céline décrit dans Mort à Crédit, le peuple qui se plaint, qui se révolte contre sa condition, lassé de n’être que le réceptacle des idéologies libératrices, moins beau dans ses ressentiments et ses haines ordinaires que dans les alexandrins de Victor Hugo.
Cette peinture noire des mœurs prolétaires est la vraie raison du malaise ressenti devant Seul contre tous. La raison pour laquelle beaucoup ne pardonneront pas à Noé, même s’ils justifieront leur dégoût du film par des questions de forme. C’est la figure du peuple perverti qui choque dans le film de Gaspar Noé, beaucoup plus que le tombereau d’ordures que crache la voix grasse et glaireuse de Philippe Nahon, acteur remarquable qui fixe sur son visage une rancœur qui habite le film 1h30 durant. Le moment où Nahon, après une provocation raciste dans un bar d’où il est expulsé, retourne dans sa chambre d’hôtel, se saisit de son revolver et s’allonge sur son lit rappelle étrangement certains plans vus dans Le Jour se lève de Marcel Carné. Gabin incarnait alors l’ouvrier révolté contre son sort et l’injustice de la vie. À travers lui s’exprimait une mythologie du peuple, et le bien était de son côté. Soixante ans plus tard, Seul contre tous propose une mythologie à l’envers, de fureur et de sang. Le boucher de Noé n’est plus le travailleur au grand cœur de Prévert, c’est le porte-parole des « salauds de pauvres » insultés par Jean Gabin dans La Traversée de Paris. Le film de Noé propose ainsi une radiographie socio-politique de la France de 1980 (c’est le temps du film) qui en dit long sur le désespoir de Billancourt et la détresse-perdition qui en résulte. Tout cela avant 1981. La rancœur a des raisons que la raison ignore.