Affaire de calendrier : Secteur 545 arrive après une série de films très différents (1/3 des yeux, King Kong, Grizzly man) qui portent en leur centre la question de l’animalité, envisagée avec puissance du côté de la sauvagerie. Il précède de deux semaines la sortie, dix ans après sa réalisation, du chef-d’oeuvre d’Isao Takahata, Pompoko, qui avec pour héros des ratons laveurs à grosses testicules, joue à merveille des deux faces de l’animal (à deux ou quatre pattes) telles que le permet la liberté du dessin animé. Et sortira mi-février le sublime The New world, qui prolonge la méditation de Terrence Malick sur l’indifférente Nature. Secteur 545 vient clore un automne animal et annoncer un printemps naturel. Dans son hiver, noir, blanc, le film de Pierre Creton prend à bras le corps la question dont tous les films précités tissent avec plus ou moins d’insistance leur récit, puisqu’elle y est posée explicitement ici, à de nombreuses reprises : « quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? ».
A tous ces films animaliers, un dénominateur commun : chacun à leur manière, ils remettent l’animal à sa place, selon des modalités qui leurs sont propres. Dans le blockbuster King Kong, le grand singe surpasse en jeu les petits humains, il est le plus fort et la peau humaine baisse la garde face au poil numérique. 1/3 des yeux et Grizzly man sont rongés par la peur d’être dévoré hors de la vue du monde par une sauvagerie indomptable, venu du fond des temps, effroi éternel. Pompoko dialectise à l’extrême la coexistence difficile entre la ville et la forêt, habitats antagonistes. Quant à Malick, on connaît la musique : splendide indifférence de la nature vis-à-vis des tourments humains. Le génial Grizzly Man de Werner Herzog résumait mieux que tous la leçon à tirer : à l’animal son territoire, dont toute violation (l’homme qui fait la bête, l’animal humanisé) est un désordre mortel.
Avant qu’elle parte à l’abattoir, une vache est longuement enlacée par Pierre Creton, face caméra. L’animal de Secteur 545, c’est la vache à lait. Peseur au contrôle laitier et cinéaste, Pierre Creton parcourt les salles de traite du pays de Caux. Il travaille avec Jean-François Plouard, et filme celui-ci lisant Kierkegaard, posant pour une sculptrice, demeurant figé quelques secondes avant de décrocher le téléphone. Au fil de ses visites dans les fermes, Creton fait asseoir devant la caméra les éleveurs et leur pose cette question : « quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? ». Le projet Secteur 545 est polymorphe, qui cherche à introduire l’art dans la géométrie de la nature apprivoisée, et à recadrer ensuite, avec un maximum de précision, l’architecture du naturel. L’étreinte à la vache, c’est le point limite, ou bien le nœud, du problème posé par le film. Puisque les réponses des éleveurs sont hésitantes, se reposent sur la notion vague d’instinct, c’est le cinéma (gros plans sur des yeux de vaches) qui se charge d’en reformuler la problématique. Demeure l’impression que le film ne va pas au bout de son projet, ambitieux, passionnant, que d’être à la fois d’un côté, de l’autre, et entre les deux, l’empêche de s’accomplir comme ce qu’il aurait dû être : un état des lieux, autant qu’un manuel d’humanité.