Réalisé peu avant Kaïro, Séance contient déjà en lui tout ce qui a fait l’entêtante beauté de ce qui est peut-être le chef-d’oeuvre de Kiyoshi Kurosawa. Ici, un couple (elle est médium, il est preneur de son), dont l’amour semble s’être étiolé dans la monotonie, va peu à peu vivre un cauchemar à la faveur perverse d’un coup du destin : une petite fille échappant à un maniaque sexuel se retrouve malencontreusement enfermée dans une grosse boite de rangement sans que quiconque, de l’un ou de l’autre, en ait conscience. C’est alors que la police contacte la femme pour l’aider à retrouver l’enfant disparue.
Sans doute plus que d’autres, Kiyoshi Kurosawa aura opéré la fusion du cinéma moderne et du cinéma de genre par l’immersion du fantastique et de l’horreur au sein de questionnements existentiels, et à l’intérieur d’une fiction de couple comme rarement il nous a été donné d’en voir. On le sait, le couple fut la grande affaire du cinéma moderne. Pas une histoire de nombril comme le croient trop souvent les thuriféraires du cinéma de genre pur et dur. Non, plutôt des récits qui entraient en résonances, parfois de manière aigre et désenchantée, avec les mythes anciens. Il n’est que voir par exemple Le Mépris de Godard et ses va-et-vient incessants entre l’histoire d’Ulysse et de Pénélope et la relation de mépris qui anime désormais l’homme et la femme de nos jours, celle-ci n’étant plus prête à attendre sagement à la maison le retour de l’élu de son coeur. La modernité a tué le mythe, et celui-ci en retour nous nargue de sa perfection, ses personnages de leur évidence tranquille, forts de leur croyance.
Chez Kurosawa, la donnée « couple » n’est finalement pas si différente au regard des mythes ancestraux du Japon, et notamment des fantômes qui n’en finissent pas de hanter la psyché nippone. Ici, la disparition de la petite fille est l’occasion de relancer un couple que l’on devine mollement anéanti par le passage des années, sans que ceux-ci aient à leur actif d’intenses réalisations de vie : absence d’accomplissement professionnel d’abord, pour cette femme dont le talent médiumnique n’a jamais été reconnu à sa juste valeur, mais plus encore manque fondamental d’un enfant qui aurait donné une seconde jeunesse au couple, hors champ jamais nommé ni problématisé mais dont le puissant refoulé n’aura de cesse de revenir sous la forme du terrifiant fantôme de la fillette. Dans Séance, tout ce que le réel contient de non-dit, le mythe -c’est-à-dire le fantastique- le renvoie avec une puissance de figuration à la face des personnages et du spectateur.
Puissance de figuration, mais avec cette manière si particulière propre à Kurosawa et à quelques films japonais récents, une torpeur maligne, une fixité sourde des choses qui solidifie les personnages sur place (et nous avec), les empêche de voir clair et de décider en conséquence. Une cécité les anime, au sens quasi oedipien du terme. Comme en atteste l’horrible talent avec lequel ils s’engouffrent dans leur destin tragique, jusqu’à révéler eux-mêmes, in fine, l’objet du délit, le leur (presque un désir de meurtre), bien antérieur à tout ce qu’on a pu voir, dans un geste qui relève tout à la fois de la conscience et de l’inconscience (geste qu’on ne saurait dévoiler au spectateur sans déflorer le film). Ce drame intime, Kurosawa le met en scène muni de son habituelle précision clinique, de ses lents et paradoxaux effets de sidération (on ne sursaute pas, on est pétrifié) et de son talent d’invocation de toutes les invisibilités, comme si le réel fourmillait de matière ectoplasmique (entendez, encore, « de mythe ») et tentait d’infiltrer une fiction moderne qui, comme le couple, prend l’eau de toute part.