Chez Dashiel Hammet, dont le ricanement caustique et la poésie poisseuse hantent le premier film des Coen, « blood simple » désigne l’état d’hébétude et de confusion qui gagne le meurtrier juste après avoir tué sa victime. Quelque chose qui appartient au roman noir et que le film policier n’avait pas toujours le temps ni les moyens de montrer : un retour à la sensation, une physiologie du crime et de la violence où les meurtres seraient toujours vécus comme une interruption, une violente surprise plutôt que comme un geste maîtrisé et exécuté sans état d’âme. Or, la sensation (plus encore que le sensationnalisme) est au centre de Sang pour sang. C’est par cet aspect somnambulique, ce côté perpétuellement hagard des personnages qu’il séduit aujourd’hui, et demeure sans doute l’œuvre la plus originale et la plus mystérieuse des frères Coen, celle où la sensibilité était encore vierge d’un savoir-faire qui a tendance à encombrer même leurs meilleurs films.
Le point de départ est d’une banalité exemplaire : aux confins du Texas, Marty, gérant d’un bar minable, se ronge les sangs en pensant à sa femme Abby qui couche avec Ray, son bellâtre d’employé. Il engage Visser, un détective privé, pour les surprendre, puis, lui propose son tiroir caisse pour les liquider. Si vous n’avez pas encore vu le film, on vous épargne la manière dont les choses vont mal tourner pour tout le monde. C’est une suite de rebondissements inattendus, d’une macabre perfection, maintenus par un suspense sans faille. Le tour de force du scénario est de reposer sur un quiproquo absurde, qui va mener ces personnages, tous aussi incapables, à agir dans une totale ignorance des conséquences de leurs actes. Dès ce premier film, on comprend que les Coen avaient déjà trouvé leur formule : l’effroi teinté de sarcasme, l’ironie doublée d’une obscure tendresse pour ces losers irrécupérables, jouets de leur propres obsessions et toujours prêts à multiplier les gaffes les plus sordides. A reconsidérer leur filmographie glorieuse, on s’aperçoit à quel point Fargo et Barton Fink sont issus de Sang pour sang. Il aura surtout fallu attendre ce petit film indépendant, au début des années 80, pour que les véritables maîtres du polar, Hammet, Chandler, Jim Thompson, soient vengés de tous les dévergondages hollywoodiens. Le ricanement final d’Emmet Walsh, agonisant sous les tuyaux de robinetterie d’une salle de bain, est d’une noirceur enfin à leur mesure.