Avec 2001, l’Odyssée de l’espace, Stanley Kubrick réalisait en 1968 la première superproduction d’auteur, le premier film expérimental grand public, qui allait enfanter les Nolan et Wachowski d’aujourd’hui, en même temps qu’il devait fabriquer une nouvelle catégorie de spectateurs : le cinéphile cryptologue, obsessionnel, fétichiste. Pour la première fois, on entendait parler dans la presse de « film cerveau », « film-trip ». Le public reconnaissait avoir pris du plaisir au film sans rien y comprendre, et avouait y retourner pour « revivre l’expérience », tenter de percer le secret. C’est qu’à chaque nouvelle vision, le film s’ouvrait à d’autres significations – on ne compte plus les interprétations du fameux monolithe noir. A partir de 2001, chaque nouveau film de Kubrick allait être attendu moins comme œuvre que comme événement, auréolé d’une dimension toute messianique. Aucun art populaire n’avait, jusque-là, suscité un tel délire collectif, sinon le rock&roll – le moindre texte des Beatles ou des Doors se voyant alors passé au crible, sommé de révéler un sens caché. En 1968, Kubrick devenait la première pop star du cinéma. Plus qu’un cinéaste : une idole, un prophète.
Room 237 est un bel hommage à cette relation idolâtre au cinéma en général et à celui de Kubrick en particulier. Neuf amateurs fous de Shining, tous enfants de 2001, se livrent pendant près de deux heures à leur exercice préféré : le décryptage tous azimuts de tout et de n’importe quoi à l’intérieur du film, sorti en 1980. Avant de déployer leur exégèse parfois délirante, tous prennent soin de dire avec précision dans quelles circonstances ils ont découvert Shining. C’est que le film comme texte à déchiffrer, comme surface sémantique ad libitum, suppose ce cérémonial de la première séance, ce moment précieux où on ne sait rien du film et où la première impression va décider de la relation qu’on aura avec lui. Beaucoup des protagonistes avouent d’ailleurs qu’ils furent d’abord déçus par Shining – trop classique, trop cliché, pas assez effrayant -, avant d’avouer avec délice que cette déception faisait partie du projet du maître : il s’agissait pour Kubrick de créer un spectateur aux aguets, capable de déceler, derrière les aventures assez banales de cette famille américaine type, prise aux pièges d’un hôtel et de son passé homicide, une vérité cachée justifiant un visionnage du film, plan par plan, image par image, permettant de déceler et d’interpréter tous les indices visuels distribués dans le film par le redoutable maître.
Repérer par exemple, dans les cuisines de l’hôtel, en flou à l’arrière-plan, une boîte de conserve Calumet à l’effigie d’un chef sioux pour en déduire que le film traite du génocide indien. Ou encore comptabiliser 42 voitures devant le parking de l’Overlook Hôtel, remarquer que Dany et sa mère regardent à la télévision L’Eté 42, multiplier les chiffres qui composent le numéro de la chambre 237 – pour obtenir, tiens tiens : 42 – et affirmer que le vrai génocide évoqué par le film est celui des Juifs d’Europe, décidé par les nazis en… 1942. Si ce torrent d’analyses, raconté avec passion et accompagné par des images du film utilisés comme preuves, amuse beaucoup et fascine parfois, il pose aussi, au-delà de Kubrick et de Shining, la question plus générale de ce que devient notre relation au cinéma aujourd’hui : « Qu’est-ce qu’un film pour nous ? ». Il est évident que la réponse apportée par la cinéphilie classique à la fin des années 1950 a volé en éclat depuis longtemps. Il faut rappeler qu’elle comprenait déjà sa part de délire interprétatif : la création d’Hitchcock comme auteur par les Cahiers du cinéma a été perçue comme un exercice de dangereux illuminés, voyant de la métaphysique partout, là où d’autres ne voyaient que de petits polars. Pourtant, ce qui s’entend dans Room 237 relève d’un autre discours, d’une autre folie : il ne s’agit plus d’analyser la mise en scène d’un cinéaste comme vérité du monde, mais de faire presque le contraire. Postuler un monde faux ou mensonger et attendre du film qu’il le révèle entre les images. Le cinéma alors n’est plus vu comme un champ esthétique, mais comme un espace de signes à décrypter, passé au crible d’une sorte de Da Vinci Code généralisé. Il y a là un glissement de regard qui met de côté le cinéma au nom d’un mot d’ordre politique limite – on nous cache tout, on nous dit rien – qui fait parfois de Room 237 un film d’horreur plus effrayant que Shining.