Dans chaque film d’Arnaud Desplechin, il y a comme un trop plein qui intimide le geste d’écrire sur lui, un côté monstre qui effraie presque. C’est un peu le « trop de notes » lancé par l’empereur à Mozart, le « trop de duchesses » de Gide à propos de La Recherche de Proust. Alors que toute une modernité du cinéma français et européen s’est déployée à partir d’un dénuement, d’un dépouillement de la forme proposant au spectateur d’entrer tout seul dans l’oeuvre, au risque de se perdre, les films de Desplechin s’offrent comme des sommes, des œuvres pleines qui brillent dans une quasi- saturation de signes, de mots, de raisonnements, d’élucidations. A cet égard, rien n’est plus éloignée de sa manière qu’A tout de suite, le dernier Benoît Jacquot, cinéaste de la post-nouvelle Vague, relevant de ce que Philippe Garrel a appelé un jour le « cinéma de poche », sublimement autiste, aimant peu le dialogue (dans tout les sens du terme), privilégiant la photographie et l’enregistrement documentaire, délaissant l’intrigue, enfant du scénario honni.
A ce cinéma d’auteur fauché et magnifique, Desplechin a substitué depuis un peu plus de dix ans une forme brillante et une maestria d’irréductible, un cinéma-labyrinthe architecturé en stratège du récit. C’est de Rohmer dont il est le plus proche parce qu’il est profondément un » classique » comme lui. C’est ici que s’ouvre le cas Desplechin, que commence l’altitude de son monde, à son classicisme si rare dans un cinéma français, rance dans ses vieilles habitudes ou terriblement maladroit quand il veut faire du neuf. Faut-il dire maintenant que Rois et reine, son dernier opus, sort à lui tout seul le cinéma français de sa chiante léthargie : inventif, beau, émouvant, souvent drôle. Et tant pis si c’est beaucoup à la fois.
On va peut-être entendre sur Rois et reine que Desplechin a mûri : le sujet pouvant nourrir l’hypothèse creuse d’une maturité sur le thème : après les garçons et les filles de leur âge (Comment je me suis disputé…), enfin un film qui traite de l’essentiel : l’éducation d’un enfant, l’âge d’homme, l’instinct maternel… Ce serait ne rien comprendre à une récurrence d’obsessions, de rêves et de cauchemars qui sont la même pâte que travaille Desplechin depuis le début ; à l’échelle de chaque film ou à celle de l’ensemble de ses films, son cinéma fonctionne sur le motif de la boucle (celle-ci n’étant bien sûr bouclée qu’en apparence) ; et ce n’est pas le moins beau de Rois et Reine que ce dialogue souterrain avec les films précédents du cinéaste : ce n’est pas seulement la troupe d’acteurs qui revient, c’est plus profondément une mémoire qui est rejouée dans d’autres situations ; ainsi, il est possible de voir Esther Kahn ou la Nora de Rois et reine comme des revanches de l’Esther de Comment je me suis disputé… A la solitude de cette dernière après que Paul l’a abandonné répondrait le désir tout puissant d’exister de l’actrice Esther Kahn ou le courage extraordinaire de Nora pour faire sa vie. A cet égard, la scène où, dans Rois et reine Nora (Emmanuelle Devos) vient voir Ismaël (Mathieu Amalric) pour lui demander d’adopter son enfant est comme un coda à la rupture entre les mêmes deux acteurs/ personnages, vue dans Comment…il y a huit ans : revanche de la femme qui a quitté cette fois et qui envoie à l’homme presque les mêmes arguments qu’il lui a lancé dans l’autre film. De même, il est difficile de ne pas voir dans Pierre, le premier amant de Nora, comme un retour rêvé de Mathias Barillet -mimétisme troublant entre Emmanuel et Joaquim Salinger-, l’anti-héros de La Sentinelle et l’amoureux impossible de la même actrice (Emmanuelle Devos). Barillet et Dedalus (c’est le nom d’Amalric dans Comment…) sont bien les deux pôles sémantiques de la vie intime de Nora avant le présent de Rois et reine où elle est à quelques jours d’épouser Jean-Jacques, son nouvel époux aimant et installé. Le dernier Desplechin embrasse donc tout son cinéma antérieur pour dessiner une impressionnante géographie humaine travaillée par l’amour, le deuil, le doute d’exister et l’appétit de vivre (rien que ça !). L’ambition de Desplechin est toujours dévorante, désireuse du Tout. C’est un peu un humaniste à la façon du XVIe siècle, un érudit tendre de la chose humaine.
S’y ajoute, dans Rois et reine, un élément qui n’était qu’en filigrane jusqu’ici : une incroyable drôlerie qui font plusieurs scènes d’anthologie ; rarement la balance aura été aussi parfaite dans un film entre le temps de rire et le temps de pleurer. Chaque versant est incarné par un personnage : d’un côté, Nora, prête à un nouveau mariage, voit son bonheur retardé par la fin imminente de son père et la question que pose cette mort : qui va maintenant élever son fils Elias ? De l’autre, Ismaël -Amalric déchaîné- électron libre poursuivi par le fisc, enfermé en HP pour excès de nervosité. Ce personnage permet à Desplechin de débrider son cinéma comme jamais et d’offrir un comique du verbe et de la situation qui déséquilibre souvent le film et l’ouvre à la critique sociale ; car Rois et reine est aussi un formidable film politique qui désigne la filiation comme une des grandes questions d’aujourd’hui ; filiation élective : qui est mon ami, mon amour ? Filiation familiale : qui est mon père, ma soeur, ma fille ? ; presque toutes les attaches humaines possibles sont vues dans le film avec une intelligence rare. Parmi beaucoup de scènes inoubliables, on retiendra celle où une grand-mère ne reconnaît aucun des membres de sa famille : chacun lui rappelle qui il est et comment il est venu là (fils « par adoption », petit-fils « par accouchement » ) : l’identité de chacun confrontée à la mémoire défaillante de l’autre. C’est une des paraboles du film. Un très beau film.