On le savait depuis des mois, mais cela fait quand même un drôle d’effet : passé l’inévitable logo Lucasfilm, aucun générique d’ouverture pour accompagner les premiers pas de Rogue One : A Star Wars Story. Défilant sur fond d’hyper espace et de fanfare homérique, ce prologue à l’encre jaune avait su pourtant, au fil du temps, revêtir plusieurs fonctions essentielles. C’était, d’abord, pour les spectateurs dilettantes, la possibilité de raccrocher chaque fois les wagons de l’épopée, à l’aide de quelques lignes rudimentaires résumant les enjeux des péripéties passées et à venir. Mais c’était surtout, pour la saga, une rampe de lancement implacable, qui assurait à chaque épisode de débarquer fort du poids légendaire de tous les films précédents. Qu’a donc fait ce pauvre Rogue One pour se voir refuser pareil honneur ?
Cette punition est d’autant plus cruelle que le point de départ du projet se situe justement au coeur d’un de ces génériques – celui, originel, de La Guerre des Étoiles, sur lequel on pouvait lire très simplement : « Des espions rebelles ont réussi à dérober les plans secrets de l’arme absolue de l’Empire : l’Étoile de la Mort, une station spatiale blindée dotée d’un équipement assez puissant pour annihiler une planète tout entière. » Un fragment de mythologie aveugle qui a inspiré à Disney l’idée d’une trame autonome, délaissant l’itinéraire des Skywalker pour s’intéresser au destin tragique de ces rebelles sans noms. La promesse avait de quoi faire saliver, qui donnait à fantasmer une sorte de série B guerrière et pragmatique, accompagnant dans le dos de la grande histoire une troupe de mercenaires lancée au devant d’une mission avec la certitude d’y disparaître.
Or, le principal souci de Rogue One tient justement dans sa façon de lutter de toutes ses forces contre son statut d’oeuvre sauvage et collective, en improvisant pendant plus d’une heure une sorte de modèle réduit de la saga. Toute la première partie dessine ainsi laborieusement le récit d’un enfant solitaire essayant de réécrire le destin de sa famille – éternelle histoire de ces pères qui disparaissent dans les bras du Mal et obligent leurs enfants à devenir les héros qu’ils n’ont pas su être. De ce film-là, de cette Skywalker story reconduite à petite échelle, il n’y a dans le fond pas grand-chose à dire sinon qu’elle est presque totalement ratée (Edwards s’emploie aux séquences de bavardage avec la même application empotée que dans Godzilla), et qu’elle augure toutes les difficultés que risque de rencontrer Disney pour faire vibrer la saga loin de ses madeleines habituelles – Jedi, Force, sabres laser et philosophie jing jang.
Mais l’intérêt bien réel de ce Rogue One est ailleurs, et consiste à progressivement se soustraire de ses impératifs de recopiage pour croquer à pleines dents son destin de film kamikaze. Le dernier tiers se présente ainsi sous la forme d’une gigantesque mission suicide (voler les plans de l’Étoile de la Mort pour les transférer à l’Alliance Rebelle), qui non seulement donne à Gareth Edwards l’opportunité de déployer enfin l’étendue de sa maîtrise dans l’action (escarmouches aux forces déséquilibrées, pluie de vaisseaux qui s’ébrouent dans les airs) mais permet en outre à cet épisode de transcender son noble statut de contrefaçon éphémère. L’air de rien, il y a quelque chose d’émouvant à observer ce Dirty Dozen de l’espace faire tomber un à un ses rebelles anonymes, sensible à l’idée que ceux-ci n’avait de toute façon qu’un seul round pour justifier leur existence, qu’ils n’étaient pour la franchise que des petites figurines jetables – « Rogue One ? There’s no Rogue One ! » se verra répondre la team au moment d’improviser leur nom de code.
La demi-réussite de Rogue One tient tout entière dans ce sursaut d’orgueil dérisoire, cette manière de revendiquer en désespoir de cause sa condition de pièce rapportée. De quoi permettre à la mise en scène d’arracher in extremis un souffle et une sauvagerie idéalement résignés, comme si le film prenait soudainement conscience qu’à l’instar de ses rogues, il ne s’agissait pour lui que d’être sacrifié à l’ombre des grands (l’épisode VII hier, l’épisode VIII demain). Aux oreilles attentives, il aura d’ailleurs suffi d’écouter le travail du compositeur Michael Giacchino, qui gravite autour des grands thèmes de John Williams sans jamais avoir le droit de les faire jaillir, pour mieux comprendre dans quelle impraticable entre-deux doit manoeuvrer de bout en bout cette première Star Wars Story.
Surtout: les cinq dernières minutes du film offrent à Gareth Edwards de s’atteler à un morceau de bravoure incroyable, en venant encastrer sa mission suicide sur l’introduction de La Guerre des étoiles pour y déposer sa rageuse empreinte d’épisode martyr. Derrière la nécessité convenue de boucler la boucle (cet épilogue ressuscite tous les fossiles du mythe: même vaisseau, mêmes couloirs immaculés, mêmes macarons sur le visage de Carrie Fisher, recréé tel quel par on ne sait quel miracle numérique), il y a quelque chose de proprement vertigineux à voir ainsi le film se frayer clandestinement un passage vers le big bang émotionnel de 1977, comme on enfoncerait violemment la porte d’un souvenir. Peut-être trop peu pour faire de Rogue One un bon film, mais bien assez pour laver l’affront de sa naissance ingrate – au point d’ailleurs de mériter, comme tous les autres avant lui, son beau et fier générique de fin, sur fond d’étoiles scintillantes et d’un score de John Williams enfin retrouvé.
Le meilleur épisode je ne sais pas, mais certainement le meilleur film de la saga.