Comme point de départ d’un livre, d’une pièce de théâtre ou d’un film, le fait divers fait l’objet de deux types de traitement : considéré comme un condensé essentiel des passions humaines, il peut être vu comme un énoncé intemporel travaillant les invariants du comportement humain. Les acteurs d’une affaire peuvent devenir des archétypes et leur histoire, dont on fait un récit, un mythe. Sous ce regard, le réel -ou la réalité documentaire de l’affaire- est transfiguré par l’artiste. Dans cet esprit, Jean Genet a écrit Les Bonnes d’après l’affaire des soeurs Papin et Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, inspiré de la cavale criminelle de Roberto Succo, tueur italien qui assassina six personnes en France dans la seconde moitié des années 1980. Certains voient dans ce premier type d’approche une fascination indigne de l’artiste pour le crime commis, mise sur le compte d’un esthétisme irresponsable.
En fait, l’intérêt sensible pour la « chose monstrueuse », même si elle éclaire beaucoup le relation de l’artiste au monde, agit moins sur lui comme une fascination morbide que comme une révélation, au sens le plus religieux du terme, c’est-à-dire le dévoilement d’un « mystère ». L’autre approche est moins mystique, plus aux prises avec le réel, se confrontant avec le temps de l’événement, plus précisément cherchant à apprécier l’impact du coup qu’il porte au cours rassurant des choses. Cette manière vise moins à percer un mystère qu’à établir un constat : l’horreur est passée tout près de nous. Si le modèle de cette approche reste De sang froid de Richard Brooks (1967), récit chronologique et implacable d’une virée criminelle pour rien, d’après le témoignage de Truman Capote, plusieurs films récents sont venus confirmer l’intérêt de ce traitement comme L’Appât de Bertrand Tavernier ou J’ai pas sommeil de Claire Denis.
Roberto Succo de Cédric Kahn appartient à cette catégorie de films. D’une manière assez similaire aux Blessures assassines de Jean-Pierre Denis qui proposait, après le regard de Genet, une lecture à la fois plus documentaire et moins théorique de l’affaire Papin, le film de Kahn est comme une réponse au Zucco si controversé de Koltès. Comme chez Denis, la mise à plat des données brutes de l’histoire de Succo -telles que le cinéaste en a pris connaissance dans un livre de Pascale Froment, à la base du film- est un préalable à la fiction qui s’engage. Or, ce qui marque d’abord dans le film de Kahn, c’est sa capacité à donner à voir la matière documentaire du fait divers en gardant les coudées franches de la fiction pour raconter et regarder les personnages qui y sont mêlés. Le fameux carton du générique –cette histoire s’inspire de faits réels– fonctionne ainsi comme un sésame à double entrée : injonction de confrontation avec le réel (c’est une préoccupation constante dans tous les films du réalisateur) mais aussi nécessité de dépasser ce contexte réel de toute façon inaccessible pour apporter un regard et explorer l’intime des êtres (privilège de la fiction).
Cette relation documentaire-fiction, si difficile à accorder (c’est peut-être une des limites du film de Jean-Pierre Denis qui donne beaucoup d’importance au décor et au contexte avant de ne s’intéresser qu’aux deux soeurs dans la magnifique séquence finale) est d’autant plus passionnante dans le film de Kahn que le réalisateur se sert souvent des « pièces du dossier » réel pour construire ses personnages. Le plus touchant du film -un gendarme profiler incarné avec une grande finesse par Patrick Dell’Isola- est défini par deux catégories de photographies qui accompagnent son enquête : photographies de victimes avant la mort ou la disparition, photographies de la médecine légale après la mort. A mesure que le film avance et parce qu’on s’identifie très vite à ce policier perdu, Cédric Kahn parvient à donner au déroulé chronologique des faits et gestes des personnages une épaisseur très troublante. Il y a dans tout fait divers horrible un poids d’inéluctable qui nous rend impuissant, qui nous dépasse et nous effraie. Au bout d’une demi-heure en compagnie de Roberto Succo -Stefano Cassetti-, on a froid dans le dos chaque fois qu’il ouvre la bouche.