Dorcy aime Sabrina. Sabrina aime Dorcy. Il est renoi, et elle est rebeu, leurs familles font barrage. Devant un tel pitch, reviennent les images des cartoons antiracistes projetés en cours d’éducation civique, avec deux petits fantoches de couleurs différentes qui se font des bisous. Heureusement, la singularité revendiquée par Rengaine ne tient pas à son argument mais à son geste, grand coup de pied dans la boîte préparé pendant neuf ans de galère, neuf ans à filmer comme on peut, là où on peut. Seul hic : on ne voit pas vraiment dans quoi shoote cette romance hip-hop, « assez peu correcte politiquement » dixit Libé. L’obsession du film, c’est le clivage, décliné et servi à toutes les sauces : communautaire, racial, mais aussi culturel (en plus de flirter avec des Musulmanes, notre héros catholique a le mauvais goût d’être apprenti comédien). En 1996, sûr qu’on aurait tenu là un sujet qui fâche. En 2012 (voire en 2003, année où commence le tournage), c’est moins sûr. La nouveauté, croit-on comprendre, serait sociologique : ce serait l’immersion parfaite au milieu de ces remous intercommunautaires, le film dessinant des tensions entre minorités plutôt qu’entre classes dominantes et classes dominées. Difficile de faire mine de tomber des nues, ce débat-là s’exprimant dans la culture française, de Kassovitz à Rue 89, depuis un long moment. Mais alors, à quoi tient la sympathie générale pour ce projet longtemps mûri, puis porté assez haut à la Quinzaine cette année ?
C’est le phénomène Donoma : les conditions de fabrication extraordinaires, le mérite admirable et touchant du cinéaste sauvage et totalement investi. A la Quinzaine, sur le net, l’appel a été entendu : impossible de rester insensible à ce film fédérateur, rassemblant d’une même coudée catho de gauche en sandales, tagueur esthète et sage pouêt-pouêt de la rue. Or, si un tournage au si long cours interpelle sur le papier, si l’errance est effectivement attachante ça et là (parce que l’imprévu créé par moments une hybridation déroutante) et jamais complètement détrempée par la soupe démago que le pitch annonçait, on ne voit pas vraiment par quel bout Rengaine est censé être subversif. Le record des neuf ans de tournage se retrouve à jouer contre le film, au lieu de justifier l’intérêt qu’on lui porte : neuf ans, c’est long pour une fable à message. Surtout pour ce message-ci : le film incrimine l’immodération des frères de Sabrina, suggérant de loin une charge contre les intégrismes. Mais les intéressés restent de gentils énervés, pétris de rock n’roll attitude, à l’image de Slimane Dazi. Tout est pardonné.
A supposer qu’une petite montée au créneau sociologique puisse faire le sel d’un film, on s’étonne que celui-ci balise aussi précisément son territoire, l’action étant basée à Paris intra-muros. Evidemment, le sous-texte, c’est : « le heurt des communautés a lieu aussi à Paris ». En même temps, c’est une limite bien pratique : chaque séquence rappelle que rien n’explose jamais vraiment à Paris, qu’on n’y trouve qu’une esquisse sommaire d’une situation exacerbée ailleurs, en banlieue, dans les cités ou plus loin. Quelque part, la géographie autorise Djaïdani à traiter l’épineux sans trop se mouiller, en restant à la coule, tempéré, voire mielleux.
C’est vrai, on sort de Rengaine en reconnaissant à la flânerie un certain chien, une énergie bien à elle. Le carton de la fin indiquant les conditions de fabrication du film (manière de s’autoproclamer poète des marges, c’est assez agaçant) invite à conclure : il a la pêche, Rachid. C’est vrai. Et après ? Jusqu’où le geste de faire un film, aussi furieux soit-il, peut-il prévaloir sur sa matière ? Rengaine a bien l’air de tomber dans cette confusion, sur le mode « c’est l’intention qui compte », et de se contenter de sa carte de visite « DIY », « freestyle », « sur-le-vif ». Pour un film d’artiste pêchu qui « filme comme sur le ring », on peut trouver paradoxalement que tout ça manque un peu d’ambition.