Face à l’énième galéjade de Quentin Dupieux, on n’imaginait pas ressentir une émotion aussi franche, aussi pleine, aussi entière. Double satisfaction donc, que vient offrir ce bien nommé Réalité : celle, premièrement, de voir ce cinéma continuer de dévaler la pente modeste et cabossée qui, depuis l’échec magnifique de Steak, s’est ouvert à lui en horizon désert. Un plaisir amplifié par celui de voir ce petit dadaïsme itinérant enfin aboutir à une forme achevée, cristalline sur ses intentions et souveraine dans ses effets. Comme d’habitude, rien ne tourne rond sous le ciel laiteux californien. Mais pour la première fois, tout paraît s’emboîter comme dans un rêve.
La parenthèse Wrong Cops, tohu-bohu graisseux et jubilatoire, semble en tout cas avoir eu raison de la pudeur crispante de ce cinéma, dont la tendance à maquiller son anxiété sous une épaisse couche de no reason l’empêchait de complètement sortir de sa coquille. Au fond, Réalité réussit là où pêchait Wrong, trop volontariste et heurté : dans cette manière de faire progresser réalisme et surnaturel, burlesque et effroi avec une promiscuité trouble et désarçonnante — laquelle, en ne tranchant jamais vraiment, n’offrait aucune issue à ces carrousels désertés par la causalité. Totalement maître de son outil, refusant de naviguer à vue, Dupieux paraît ici laisser libre cours à une aspiration plus classique, fait de l’ordre dans son univers et, le dépouillant, lui fait prendre de l’altitude, comme une montgolfière s’élève dans le ciel après avoir lâché du lest.
Comme dans Wrong, il s’agit toujours d’essaimer l’intrigue autour d’un postulat aussi absurde que chétif (là récupérer son chien par télépathie, ici trouver un gémissement de douleur pour une pantalonnade gore) pour peu à peu s’enfoncer dans une gigantesque hallucination diurne, qui viendrait relier les fils de plusieurs trajectoires (celles, entre autres, d’une petite fille récupérant une VHS dans les entrailles d’un sanglier, d’un présentateur télé délirant une crise d’urticaire, d’un directeur d’école travesti en mémé, d’un apprenti cinéaste en quête de financement pour sa série Z). Plus buñuelien que jamais, Dupieux entretient cette circularité de points de vue avec une fluidité remarquable, alimentant sa ronde d’hurluberlus via une boucle entêtante tirée du Music With Changing Parts de Philip Glass. Glissant d’une histoire à une autre comme on changerait de peau, le film furète constamment, à gauche, à droite, tout en étant mû par une seule force conductrice, comme si ses fragments épars s’agrégeaient autour d’un même aimant secret, enfoui, et dont le magnétisme mettrait un certain temps avant de se réveiller.
Ce point aveugle, il se révélera ainsi à mesure que le récit s’emballe. Et il faut savoir gré à Dupieux de faire preuve d’une certaine rétention dans la construction : à la fois sec et ample, le film temporise et laisse son spectateur s’engourdir, pris au piège d’une logique déflationniste qui s’apparente à de l’ennui mais qui, en vérité, agit comme sas de décompression. Comme si le film cherchait à faire décoller nos pieds du sol sans qu’on puisse s’en rendre compte, avant d’amalgamer son entrelacs en un émouvant puzzle mental, où l’angoisse d’être fou et la folie d’être angoissé se mordillent constamment la queue. On sait depuis Steak combien, dans ce cinéma, toute situation absurde cache un film d’horreur, et tout film d’horreur couve un mélodrame sur l’inquiétude. C’est, un an après la mort d’Alain Resnais, la meilleure nouvelle pour le cinéma français, que de voir ainsi un réalisateur faire de la bizarrerie la stricte politesse du malaise.
Dans sa manière de se tenir à équidistance de l’absurde et de la logique, Réalité vient par ailleurs préciser la déclaration d’intention un peu balourde de Rubber — ce no reason placardé comme une excuse. Si Réalité est un film sur l’obsession et l’idée fixe, la façon dont il se laisse engloutir par son sujet plutôt que de le décortiquer balaie la pose d’artiste pour traduire une vraie paranoïa de l’intime — laquelle trouve une illustration parfaite dans ce gémissement de douleur recherché avec une persistance comique par le personnage d’Alain Chabat, qui ne le découvrira qu’à la faveur d’un cri de détresse réel (le sien). Surtout, Dupieux aborde ce canevas en apparence roublard sans aucune grille de lecture psychologique, et ne s’offre aucune échappatoire rationnelle : l’angoisse de l’un se noue avec la peur de l’autre, la peur de celui-ci débouche sur le fantasme du suivant, et ainsi de suite, comme si plusieurs psychés apprenaient à faire connaissance à l’intérieur d’un même cauchemar, en une imperturbable horlogerie de poupées gigognes. Une solidarité de la bizarrerie qui n’a rien d’accessoire et dans laquelle on discerne l’ultime soulagement (déjà esquissé par le final festif de Wrong Cops) de ce cinéma anxieux jusqu’à l’os et sincère comme un enfant : au pied de la folie, on sera peut-être tous là pour se réconforter.