Figure historique du Nouveau Cinéma polonais, Jerzy Skolimowski revient avec Quatre nuits avec Anna, quarante cinq ans après son premier film (Rysopis / Signes particuliers : néant) et un repos de quinze ans (depuis Ferdydurke). Skolimowski en 2008 ? Okrasa, le personnage principal, de tous les plans ou presque, est l’idiot d’un village polonais qui, frustré et libidineux, épie deux jeunes infirmières quand il ne s’occupe pas de sa mère malade. Rien à voir, apparemment, avec le Skolimowski qui filmait des jeunes Polonais trépidants en proie à leur époque. Dès le troisième plan, Okrasa achète une hache. Que craint-on ? L’expressionnisme sordide et la noirceur de l’Est : très gros plans sur un visage graisseux et sale, cinquième plan où Okrasa sort une main d’une poubelle. L’académisme : photo léchée, musique omniprésente (et on a pu faire ce reproche à certaines coproductions italienne, anglaise, américaine de Skolimowski) ? La dramatisation, voyante, d’un fait-divers : flash-backs. Outre les tics de notre époque, il y a le passé : saynètes ou éléments rapportés par effets de mise en scène ou de montage arbitrairement « modernes », dont la poésie symbolique paraît anachronique – au quatrième plan, une voiture en panne poussée par des hommes tandis que le héros déambule, et bientôt les sirènes, la voiture qui percute un piéton, la vache qui flotte, la cabine téléphonique égarée dans un kolkhoze abandonné, l’hélicoptère qui foudroie la nuit, autant d’éléments qu’on a déjà vus à l’oeuvre chez le cinéaste et qui sont ici moins explosifs. Quatre nuits avec Anna est bourré de signes plastiques, narratifs, poétiques, que l’on repère dans la crainte que Skolimowski les réchauffe à vide. C’est sans compter sur la capacité du cinéaste à intégrer et exploiter ce qui se fait et ce qu’il a fait, pour en apporter un démenti complètement personnel.
Dans Quatre nuits avec Anna, c’est comme si des intrus ne cessaient de gratter à la porte et finissaient par devenir les vrais invités, tandis que ceux de la première heure (les tics de notre époque et ceux du passé) ne font désormais plus partie que du décor. Intrus lancinants : le grotesque et ses théâtralités (gestes et idiotismes), le matérialisme maniaque et son obsédante quotidienneté (se faufilant chez sa fiancée endormie, Okrasa fait, la nuit, les gestes qu’il voudrait faire pour elle ou la voir faire le jour : mettre du vernis à ongles, faire le ménage), l’amour fou, beau comme une idée fixe terre-à-terre et malaisée. Les intrus s’acharnant, ils ouvrent la porte d’un onirisme violent, oppressant et salvateur, et ils le font plus vite qu’il n’y paraît. Quatre nuits avec Anna n’est l’histoire que de quatre nuits – Skolimowski a toujours été fameux pour son goût de la rapidité : scénariste de Polanski à leurs débuts, on raconte qu’il insistait – non pas « Prendras-tu du café ? », ou « Tu veux du café ? » – mais : « Café ? ».
Dans Deep end (tourné à Londres en 1970), Skolimowski montrait la timidité et la frustration de l’amour adolescent tout en jouant sur les attraits pop de la fin des années soixante (Swinging London, musique de Can, corps jeunes et beaux). Quatre nuits avec Anna raconte à peu près la même histoire de « Roméo pervers » (l’expression est empruntée au film), mais dans un contexte rural, où les gens sont épaissis et fatigués, et alors que le cinéma a changé (il n’y a plus l’excitation du nouveau cinéma dans le sillon de la Nouvelle Vague). Oui, la gangue 2008 forme une croûte peu séduisante, mais Skolimowski ne s’enveloppe-t-il pas à chaque fois dans l’époque où il filme pour en gangrener la croûte par la santé ? Quatre nuits avec Anna apparaît alors plus beau que Deep End, précisément parce que la croûte contemporaine est sans séduction immédiate.
Dans un article paru en 1967 dans Les Cahiers du cinéma, intitulé « Moins par moins égale plus », Serge Daney abordait Le Départ (tourné à Bruxelles) point par point : « 1) De quel prix serait la dérision si elle ne s’accompagnait pas d’un art au moins égal à rendre les choses « plausibles » ? (…). 2) Ce qui est très fort dans cette histoire, c’est qu’à aucun moment on n’envisage cette fin alors qu’en toute logique, c’est la seule possible(…). 3) Les personnages de Skolimowski sont d’autant plus obstinés, liés à une idée fixe, que le monde ne cesse de se dérober à leur contact (…). 4) Le goût de Skolimowski pour les farces, les gags, est sans doute polonais, certainement une survivance potache, à coup sûr une chose grave. (…) Le rêve et la réalité se livrent à un échange de bons procédés au terme duquel ils se ressemblent beaucoup (…). 5) Voilà le domaine de Skolimowski : convaincre en même temps du caractère évident et arbitraire du cinéma. (…) Skolimowski est l’homme qui dit : voilà un personnage, si je le filme de loin, c’est de la comédie musicale, de plus près c’est du mélodrame, d’encore plus près c’est du cinéma-vérité ». Si on remplace comédie musicale par expressionnisme formel, mélodrame par chronique naturaliste, cinéma-vérité par académisme, on est en 2008. « Tout est vrai. Que chacun choisisse ce qui lui convient. Moi, je choisis tout » (Skolimowski selon Daney).