Epaules voûtées, visage affecté et mains agitées, en trois plans, Natalia Smirnoff dresse avec efficacité le portrait fragmenté d’une femme dévouée. Cinquante ans, deux enfants et un mari aimant, Maria del Carmen est le point d’ancrage indispensable au bon fonctionnement d’un foyer exclusivement masculin, avec l’option machiste écrite en lettres d’orées. Séquestrée avec amour dans un quotidien qui la ronge, Maria va inexorablement s’en extraire avec flegme pour pouvoir continuer à y vivre. Et c’est une assiette brisée qui amorce la rupture et laisse entrevoir l’obsession de la reconstitution. Un puzzle offert va alors changer la donne. Curieuse, obnubilée, puis passionnée, Maria voit dans cette activité le moyen de s’échapper. Et elle fait la connaissance d’un partenaire de jeu raffiné, avec la mention petite cuillère en argent dans la main, un brin excentrique, à mille lieues de son mari macho. Devant l’inconnu et la liberté retrouvée, elle fait le choix de tracer une route, loin des sentiers battus et rabattus.
Pour ce premier long-métrage, Natalia Smirnoff fait état d’une volonté évidente d’imposer une écriture travaillée et maîtrisée. Caméra portée, mouvements balancés et membres filmés à la dérobée, chaque choix esthétique est franc et pleinement affirmé. Plans serrés, personnages morcelés et cadrages étudiés, Puzzle fragmente tout sur son passage et distille les éléments narratifs en jouant avec le temps de l’action, devenu une course contre la montre, contre la vie, contre la famille. Peu importent les silences ou la lenteur des gestes qui caractérisent certaines scènes, le film se laisse porter par une caméra tour à tour vibrante ou contemplative, sans pour autant tomber dans le carcan étouffant d’une technique trop ostensiblement affichée. Avec des couleurs vives et une toute petite profondeur de champ, pour ne pas dire inexistante, Smirnoff fait l’expérience d’un cinéma de l’aplat, où l’image tire vers le dessin, comme si la seule chose qui comptait se résumait à ce qui est visible en gros plan, au premier plan. L’oeil est alors presque contraint de se focaliser sur le jeu subjuguant de Maria Onetto. Un subterfuge qui traduit bien le dilemme d’une réalisatrice tiraillée entre la bienveillance et la satire. Car si le film impose ses propres règles esthétiques, la réalisatrice s’empare très vite de pincettes pour ne pas froisser l’ordre des choses.
Pas totalement maîtresse de son discours sur l’émancipation féminine, elle oscille perpétuellement entre séquestration et libération, tradition et (r)évolution. Et si les prémices d’une possible évasion de la femme au foyer, trop souvent réduite au rang de « bobonne », sont annoncées, la crainte évidente de froisser les diktats d’une société machiste toujours vivace dissout rapidement l’apparente rébellion. Smirnoff essaye de s’imposer mais le fait à la dérobée. Le flou dans l’image opère pour mieux dissimuler le fond de sa pensée. Avare de mots, comme pour mieux les choisir, elle nous fait regretter les trop nombreux non-dits, comme si les images tentaient de dessiner ce qui ne peut même pas être murmuré. Mais les vérités ne sont dites qu’à moitié. Et ce mi-chemin entre dénonciation et respect des traditions éveille la même frustration que celle ressentie au moment de découvrir la pièce manquante d’un puzzle. Si la sensation entraînante d’un poing tapé sur la table persiste, le coup sciemment enrobé d’un gant de velours ne fait qu’effleurer les consciences.