Au moment (ou presque) où sort un Ennemi public en DVD (Richet), un autre débarque sur les écrans. Le moindre plan de Public Enemies vient alors nous rappeler combien le diptyque moustachu de Richet demeure un pois chiche à l’aune du chef-d’oeuvre qui se déploie sous nos yeux. De Mann, qui revient au biopic (les derniers mois de la vie du mythique gangster Dillinger) huit ans après son chef-d’oeuvre Ali, difficile d’attendre un documentaire historique croulant sous les informations Wikipedia. Public Enemies n’évolue pas plus du côté du film noir à intrigue broussailleuse à la John Huston. En un peu plus de deux heures, il file dans la nuit sans jamais se retourner, tissant un climat de douceur hallucinée qui n’est pas sans rappeler l’avancée d’Ali, avec cette impression de traversée sans résistance, presque somnambule, d’un fragment de mythologie américaine. Débarrassé de tout grotesque costumé (postiches moisis de Richet, costumes et effets raidis du biopic à Oscars), réduisant ses figures et motifs à de purs signaux lumineux (la salle d’écoutes transformée en cité artificielle, les carrosseries noires luisant dans la nuit, les chapeaux rasoirs qui découpent l’arrière-plan), le film semble toujours au bord de l’évaporation, ne trouvant appui que dans l’admirable ronde de personnages (le chasseur Melvin Purvis, la douce Billie Frechette) que Mann place un peu artificiellement sur la route sublimement solitaire de son héros.
Le Dillinger de Mann évolue dans la même solitude envoutée, dans la même hantise assourdie qu’Ali, accrochant un présent dont on sent bien qu’il fait déjà partie du mythe – d’où l’affinement extrême d’un récit tout en clairs enchaînements. La plus belle séquence d’action du film – siège et fusillade nocturne dans un refuge perdu – s’exténue dans une sorte de sfumato géographique (une forêt presque magique dont les pépiements nocturnes, l’incandescence lumineuse, diluent le grondement des armes) tandis que l’assassinat final de Dillinger est précédé d’une longue séance de cinéma (Depp vs. Clark Gable) dont l’apaisement hypnotique renvoie au climat de douceur invraisemblable du premier hold-up de l’ouverture (le gangster qui propose un rôle à l’otage). Ainsi noyée dans la nuit, dans un assoupissement narratif à peine déchiré par le bruit des gunfights et sans cesse recentré autour de la figure-aveugle et irréelle de Dillinger (qui ne rêve que de « disparaître de la carte »), la traque demeure toujours en retrait ou au-delà du programme annoncé. A Johnny Depp, royal dans pareil jeu tout en coulé et onctuosité, la plus grande réussite de Public Enemies : l’acteur glisse littéralement dans le film et atteint, notamment lors de la séquence extraordinaire de visite du bureau de police (où il se mire dans le propre reflet de sa mythologie), à la part la plus insaisissable de cette rêverie enténébrée dont l’apparente froideur romanesque brûle d’une fièvre et d’une douceur pas vues depuis The Yards de James Gray.