Etrange comme le cinéma de Johnnie To est capable d’osciller entre le meilleur et le pire. Laissés hagards par les derniers films du réalisateur qui nous soient parvenus, nous voici aujourd’hui face à son chef-d’oeuvre. PTU (« Pitiou » comme on dit) revient à la densité d’un The Mission, ce qui n’est si pas étonnant vu que le cinéaste, après plusieurs projets mineurs, conservait dans son prolixe garde-manger ce film plus personnel tourné entre 2000 et 2002. L’histoire est assez simpliste, sorte de chassé-croisé infusé d’absurde condensant une multitude de figures imposées du genre : remontée des triades dans les bas-fonds hong-kongais, rivalité entre flics, compromissions et abus d’autorité, fragile limite entre le crime et la loi. Deux mouvements inversés tendent cette intrigue : d’un côté, l’enquête concernant le meurtre d’un brigand ; de l’autre, un flic limite, le sergent Lo, dont le seul but est de retrouver l’arme qu’il a perdue au cours d’une rixe de quartier.
La grande force du film est de privilégier le second mouvement, la chronique du quotidien plutôt que le polar raidi par un scénario trop écrit. Exit donc l’ambition et la réflexion bidon sur les médias qui plombaient Breaking news, PTU joue la carte d’un intimisme et d’un réalisme inattendus chez To. Bien sûr, ce réalisme n’est ici qu’un prétexte au déploiement de la fantaisie et de l’absurde, qui surgissent à la moindre occasion. L’idée est de partir de séquences quotidiennes, telle cette ouverture dans un petit restaurant où quelques caïds se disputent la tablée centrale, pour aller vers le détail incongru et y trouver la matière d’un début de fiction. Ainsi, au premier plan de la même scène, de celui que l’on croit être un simple figurant : hilarant lorsqu’il croit recevoir un appel à chaque fois qu’un téléphone sonne dans la salle (ce n’est jamais pour lui), l’acteur prend peu à peu le contrôle du cadre, au point de devenir à la fin de la scène un personnage à part entière. C’est quand l’appel est vraiment pour lui que le film commence d’ailleurs vraiment.
Ces effets de décrochage sont au coeur même de PTU, dans sa manière notamment de jouer avec les objets : le revolver perdu par Lo qui devient un enjeu au moins aussi fort que la recherche des boss des triades ; le téléphone portable du gangster tué, surtout, que Lo remplace par le sien avant de devenir le suspect n° 1 de l’affaire. Jamais cette logique de l’objet par lequel tout bascule ne vient cependant trop envahissante, comme si l’intrigue réelle se déroulait en arrière-fond, envers et contre toutes les gesticulations des personnages. Manière pour To de rendre pathétiques ces flics du quotidien, la PTU (Police Tactical Unit) s’occupant de phénomènes ingrats (mouvements de foule, événements de masse), loin des classiques du genre, crime ou brigade des stups. Manière aussi de laisser aller son penchant pour les deux forces antithétiques de son cinéma : l’ultracool et la pose.
PTU atteint un équilibre inédit entre ces deux élans. L’ultracool sans la pose donne la fadeur et le cinéma gadget (voir les pires comédies du cinéaste en DVD). La pose sans l’ultracool donne au contraire un cinéma un peu bouffi de prétention, faussement auteurisant quand To demeure un faiseur brillant (par excellence The Mission, malgré ses qualités). Avec PTU, les deux faces du cinéaste fusionnent en un idéal qui pousse le film vers les sommets. La facilité, le fumisme sont ici neutralisés au profit d’un vrai projet esthétique. La raideur, inversement, se relâche au nom d’une fantaisie que prend à son compte le génial personnage de Lo. Cette figure porte ce qu’il faut de poids de réel pour lester le film et l’empêcher de débrayer. Ainsi PTU doit-il moins au niveau moyen du polar hong-kongais contemporain qu’au néo-thriller coréen : éloge d’une vraie pourriture (le personnage est d’une ingratitude hallucinante), violence un peu trash, complaisance pour un réalisme brutal. Cette dimension morbide, parfois éprouvante, donne au cinéma habituellement si aseptisé de To une profondeur nouvelle.
Voici donc une excellente surprise, la rencontre parfaite entre deux genres, chronique du quotidien et film d’action. PTU retrouve ainsi la sécheresse des Flics ne dorment pas la nuit, le classique définitif de Richard Fleisher, sans pour autant perdre tout ce qui constituait le cinéma de To auparavant, sa part de fantaisie et de maniérisme visuel étincelant. Le cinéaste trouve simplement ici matière à magnifier ce qui d’ordinaire restait à un état larvé dans son œuvre : jeu de substitutions en chaîne, puissances du faux, hésitation entre l’action et sa parade. Le temps mort et l’abstraction. Cette dernière, ici, ne joue que le temps d’une belle scène d’assaut par les policiers d’un immeuble. Les rais de lumière des lampes dans la nuit, la lente montée des marches dessinent une chorégraphie époustouflante. Les flics déboulent finalement dans un appartement comme un autre, pure scène du quotidien. Retour à la plus grande simplicité, ultime substitution du film. Et pour To, la plus belle des traversées : un cinéma enfin incarné.