Il fallait s’y attendre : Princesse Mononoke est un film sublime. Peut-être même le plus bel enfant qu’ait jamais engendré l’animation japonaise depuis Akira, exception faite que, contrairement à ce dernier, le nouveau chef-d’œuvre de Hayao Miyazaki n’est pas une adaptation. La beauté de Princesse Mononoke repose sur le monde inventé de toutes pièces par le maître et ses talentueux disciples du studio Ghibli, un monde si riche et si cohérent qu’il n’a rien à envier à celui que l’imaginaire fertile de Tolkien nous a légué.
A travers ces vastes contrées merveilleuses, un personnage nous sert de guide : il a pour nom Ashitaka. Prince héritier de son village, Ashitaka est un jour frappé de malédiction en terrassant un dieu-sanglier hostile venu s’en prendre aux siens. Irrémédiablement condamné par sa blessure maléfique, il est contraint de quitter son modeste royaume afin de trouver le dieu-cerf, seule entité capable de le sauver. Evidemment, un tel postulat de départ n’a rien d’exceptionnel : il justifie une quête héroïque, nécessairement semée d’embûches, un peu à la manière d’un scénario de jeu de rôle médiéval… Mais tout le talent de Miyazaki est justement d’avoir court-circuité le destin pompeusement chevaleresque du jeune prince et d’avoir substitué à la trame claire et rectiligne de l’histoire un scénario beaucoup plus ambitieux, un peu à la manière de John Mc Tiernan dans Predator (même si le parallèle peut paraître incongru). Le jeune seigneur ne tardera pas à comprendre que la malédiction dont il fait l’objet n’est en fait que la conséquence d’un mal beaucoup plus grand. Pourquoi la forêt a-t-elle accouché d’un dieu maléfique qui s’est rué sur le village ? Parce que ce dieu s’était égaré, et que, tout là-bas, dans la lointaine région vers laquelle s’achemine Ashitaka, une guerre sans merci a déjà commencé entre l’homme et la nature. Les Tatara, un peuple de forgerons reclus dans une imposante aciérie fortifiée à l’orée de la forêt, ne cessent de déboiser celle-ci dans le but d’alimenter la forge, et la forêt se défend. Régulièrement, la forteresse essuie les violents assauts d’un groupe de trois dieux-loups accompagnés d’une jeune guerrière humaine à la redoutable vélocité dont le masque effrayant lui vaut d’être appelée « Princesse Mononoke » (princesse des spectres). Ashitaka, très vite tiraillé entre son amour naissant pour Princesse Mononoke et son désir fraternel d’aider les Tatara, vit un dilemme cornélien, qui le poussera malgré lui à devenir l’unique médiateur d’un conflit grandissant. Déjà, des armées de sangliers s’acheminent vers le front, prêtes à mourir pour le dieu-cerf, qui est l’essence divine de la forêt ; quant aux Tatara, armés de mousquets qui crachent l’acier, ils défendront leurs familles et leurs biens coûte que coûte.
Qui l’emportera ? Qu’importe… Y a-t-il en revanche un combat juste ? Car si Miyazaki a choisi de véhiculer par le biais du fabuleux ses propres considérations écologistes, il s’est aussi efforcé de comprendre les aspirations de l’homme à l’heure de la modernisation. Refusant tout manichéisme, il n’hésite pas à nous montrer comment les Tatara ont dû industrialiser leur mode de vie afin de subsister, et non de s’enrichir. L’univers de Princesse Mononoke repose sur de nombreux enjeux politiques, et laisse au spectateur la possibilité de trancher. Rarement un film d’animation aura-t-il su diviser la sympathie du spectateur avec autant d’adresse : comme Ashitaka, nous cherchons notre camp. Même des films comme Lodoss War ou plus récemment Jin-Roh n’ont pas cette portée politique : quelle que soit la pseudo-complexité de leur scénario, un seul point de vue y prévaut, et aucun réel problème ne s’y pose.
Outre l’intelligence de son propos, Princesse Mononoke est aussi la plus belle réussite formelle de Miyazaki. Les dessins sont d’une grande qualité : ils allient une certaine simplicité (un trait clair et précis, une grande attention portée aux couleurs, mais un refus de stylisation excessive) à un mouvement impeccable et gracile. D’autre part, le lyrisme de la musique de Joe Hisaishi, la multiplicité des lieux, l’originalité des êtres merveilleux qui les peuplent font de Princesse Mononoke une fresque empreinte d’une poésie unique, qui interpelle dans un même mouvement notre sensibilité d’enfant et notre raison.