Les temps sont durs pour les (grand-) mères coréennes. Après l’enquête clandestine de la Mother de Bong Joon ho, prête à tout pour faire sortir son fils idiot de prison, celle du nouveau Lee Chang Dong se retrouve confrontée à la nouvelle d’un crime commis par son petit-fils : le viol collectif d’une camarade de classe, qui a conduit elle-ci au suicide. Si l’intrigue centrale autorise en effet à penser, par moments, au film de Bong Joon ho, l’art de la « distraction » désormais caractéristique des récits de l’auteur du beau Secret sunshine travaille au contraire à escamoter discrètement le drame qui touche le personnage. Mija, 66 ans, apparaît au départ comme une femme dont les conditions de vie modestes (elle élève seule son petit-fils sans grande aide de sa fille, partie vivre à Séoul depuis son divorce) n’interdisent pas la sérénité, la traversée paisible d’un quotidien se suffisant à lui-même. Et quand on lui diagnostique un Alzheimer, la nouvelle, plutôt que de vampiriser l’ordinaire de sa vie, apparaît surtout comme une raison supplémentaire de laisser flotter son esprit, de tirer profit de ses errances, notamment par le biais de l’apprentissage de la poésie.
Poetry gagne ainsi à privilégier la chronique (accompagnant Mija dans sa traversée au jour le jour d’un paysage urbain bienveillant) plutôt que la seule identification d’une tragédie annoncée. La question de la dette des parents des six garçons violeurs envers la mère de la victime génère, certes, un fil dramatique qui va progressivement s’enrouler autour du personnage, mais de manière étrangement secondaire. Mija sera régulièrement sommée par les « pères » de payer sa part, mais à l’évidence les enjeux sont, pour elle comme pour Lee Chang Dong, un peu ailleurs, sur un terrain plus abstrait. Le récit de la lutte d’une grand-mère courage veillant à préserver sa descendance s’efface ainsi doucement derrière le parcours de Mija, porté par la vocation qu’elle se découvre pour la poésie (orale ou écrite, à lire ou écouter). Cette dimension-là accentue clairement la part obstinément « réaliste », sinon déceptive, du film, en regard encore une fois du plus virtuose et stylisé Mother. Là où le film de Bong Joon ho était tout entier porté par la folie butée de son héroïne, s’ouvrant puis se refermant sur une danse qui était un bug pur et simple, Poetry choisit un accompagnement plus diffus des divagations de Mija.
En cela les deux films ont tout de même en commun de ne saisir, dans l’argument du crime, que le prétexte à une observation mi tendre mi critique de la condition d’une femme coréenne mûre d’aujourd’hui. Mija émeut surtout par sa forme d’absence – excédant le seul domaine pathologique – au caractère pesant de sa situation. L’urgence qu’il y a bel et bien à réunir l’argent ne l’empêche pas de s’occuper avec plus de soin encore de son petit-fils, comme si le drame, pourtant traité comme tel, venait paradoxalement accentuer, préciser l’attention à toute chose. La conclusion du film est en cela particulièrement parlante, l’ambition de la vieille dame de parvenir à écrire ces fameuses lignes de poésie se raccordant sans surprise mais avec grâce à l’expérience de vie dont elle sort à peine. Le cinéma de Lee Chang-dong serait sans doute à considérer essentiellement s l’angle de cette limpidité esthétique et morale, cette foi dans les vertus d’un symbolisme sans naïveté : rien n’accorde le droit de sourire, mais tout amène pourtant à se convaincre que cette gravité, ce désenchantement sont aussi la condition d’un accomplissement, d’un juste accueil de sa destinée.