Vision of a blind man est le titre du premier long métrage (1968) de Fredi M. Murer. Trente ans plus tard, il est encore question de cécité dans son dernier film, Pleine lune. La cécité comme rapport au monde, qui pose que « voir » n’est pas seulement affaire de bonne vue mais relève aussi d’une capacité à inventer dans le noir les images qui manquent. Pour Fredi Murer, « voir » n’est pas une question optique mais une question cosmique ; l’invisible est moins la tare de l’aveugle que sa possibilité d’accéder à un niveau supérieur de compréhension du monde. Peut-être parce qu’il est seul à fabriquer les images qu’il habite et qu’il n’a pas à supporter le déferlement du « visuel » -les images en trop- qui fait notre quotidien. Le monde se répartirait entre voyeurs et non voyants ; les vrais aveugles n’étant pas ceux qu’on croit.
Objet étrange, difficilement identifiable dans le paysage déprimant des films à l’affiche, Pleine lune retient l’attention par sa capacité à stratifier plusieurs niveaux de lecture et plusieurs types de narration à l’intérieur d’un film d’une indéniable légèreté. Le film de Murer s’offre d’abord comme un poème fantastique composé à partir d’un fait divers détourné de son contenu pour dessiner une ligne de fuite imaginaire : en Suisse, de nos jours, des enfants disparaissent sans laisser d’autres traces à leurs parents qu’un message sibyllin et la promesse vague de les retrouver sur une île ; cette missive met à l’épreuve la logique froide de la raison parentale et pousse papa-maman à un devenir-enfant, seul sésame pour ouvrir les trop fameuses « Portes de la Perception ». Pour retrouver leur progéniture, il leur suffira de se boucher la vue avec la main. Ce geste de fillette, repris par les parents, est le début du bonheur. Et la première leçon du film dans son versant conte fantastique. L’autre versant, moins convaincant, développe une satire du monde d’aujourd’hui voué à la grande machinerie des technologies de l’image et du son qui fabrique nos représentations et ligote nos imaginaires. La réaction des parents à la disparition subite des enfants permet à Murer de révéler la bêtise convenue qui entoure la relation de tout fait divers.
En tant que relais de cette émotion fabriquée, la télévision est la grande cible de cette partie satirique qui met en scène l’effroi et la panique du public pour le grand profit du capitalisme d’images. Le premier plan de Pleine lune donne le programme de cette critique en règle : une caméra montre sous l’eau d’un lac les épaves de quelques objets dispensables : une télévision, un ordinateur… Nos titanics quoi.