Etrange personnage que celui de Jack Sparrow. Depuis le premier opus, un vrai bon film de pirates, Johnny Depp s’était effacé derrière lui pour devenir une icône, une figurine. La franchise en aura fait un corps incertain, entre deux sexes, deux postures, dans la chute ou dans l’envol, un personnage en creux, récipiendaire de toutes les histoires qui peuvent transiter par lui. En perpétuel déplacement, à la recherche du « Black Pearl » qui est aussi une partie de lui-même, Sparrow est conscient d’être un personnage de fiction : Depp y infuse non pas du second degré (ce qui reviendrait à délaisser la fiction), mais une évanescence, une velléité d’être. En perpétuel décalage avec les enjeux du scénario comme si l’histoire lui était déjà connue, il assume à la fois le rôle du héros et celui du clown, de l’acteur et du spectateur, le tout avec une véloce facilité. Déjà, dans le premier film, il était un fantôme ; Sparrow est d’abord un nom qui veut s’inscrire dans la légende, un rôle à jouer. Depp dialogue avec lui dans sa manière de l’assumer pour ce qu’il est, un pantin, une figurine donc, une pure image qu’il fallait tout de même réinventer après un essoufflement considérable.
C’est chose faite avec ce quatrième épisode de Pirates des Caraïbes : La Fontaine de jouvence. Sparrow est de tous les plans, mieux, il les dirige à l’envi en faisant toutes les cabrioles qu’il peut, monte sur n’importe quel promontoire laissé à sa disposition par l’équipe de la décoration, fait un gréement de chaque chose, où se hisser au-dessus du lot afin de régenter l’ensemble. Belle idée que de faire ainsi du personnage un metteur en scène, un moteur de fiction sans qu’il ne soit jamais directement concerné par elle. Un passeur, en somme. Il faut admirer à sa juste mesure le commencement du film. Son commencement plutôt que son début, qui joue de plusieurs vitesses en même temps, fait durer la mise en place à coups d’accélérations subites et de ralentissements.
Un pirate doit être jugé puis pendu : on l’accuse d’être Jack Sparrow, lui retire le sac qu’il avait sur la tête pour laisser voir Joshamee Gibbs, son acolyte notoire ; un juge entre en scène, de dos, suffisamment longtemps pour que l’on devine, c’est Sparrow sous la perruque, qui vient aider son ami. C’est chose faite, pense-t-on, Sparrow a payé le cocher pour les faire sortir de Londres, on se doute bien qu’il n’en sera rien, et les voilà dans le palais du roi George, une guerre commence, sans merci, entre les couronnes d’Angleterre et d’Espagne, pour mettre la main sur le nouveau McGuffin à l’honneur, ladite fontaine de jouvence. Jack sait des choses, cela le rend précieux, et Gibbs saura s’en souvenir, puisqu’il a subtilisé entre-temps la carte que détenait son ancien capitaine et pris soin de la mémoriser avant de la détruire, sous les yeux effarés de Barbossa (Geoffrey Rush), devenu corsaire au service du roi. Dégoûté par l’obséquiosité courtisane de son vieil « ami », et désireux de s’approprier un chou à la crème sur la royale tablée, Sparrow s’échappe, mange le chou à la crème, la poursuite continue dans la rue. Le montage s’emballe, donne l’impression que si tout est solide (les fenêtres du palais, le toit des voitures, des échafaudages de fortune, tout sert à Sparrow de providentiel marchepied), la facilité aberrante avec laquelle il s’échappe rend l’espace adaptable à tout ce que veut son corps, comme liquéfié, dans un tangage permanent qui évoquera plus d’une fois l’excellent Dr Wong et les pirates de Tsui Hark. Il s’agit ensuite de démasquer un imposteur, qui se fait passer pour lui et se révèlera être une femme (Pénélope Cruz en fille de Barbe Noire). Belle idée encore : Depp commence son vrai duel avec lui-même en fille, et cela fait déjà trois Jack Sparrow depuis le début du film, à charge pour l’acteur de se réapproprier le rôle.
Son problème, c’est l’incarnation, qui devient un véritable enjeu ici : se réapproprier son corps, autant que son nom. Sparrow manque à lui-même, il doit réinvestir sa place en cédant paradoxalement les enjeux au reste du casting. Le seul enjeu pour lui est d’inscrire son nom dans la légende. Sa place n’est pas fixe, (c’est un marin) elle est une fuite permanente, une échappée belle qui laisse enfin du champ à tout le monde, jusqu’à de sublimes quoiqu’indécidables sirènes. Lui ne fait que passer et surtout passe quelque chose à chacun (des années supplémentaires pour sa belle, un nouveau bateau pour Barbossa, un nouveau boulot pour Gibbs, se réservant pour lui le « Black Pearl », qui lui appartient de toute façon). Trouver la fontaine, c’est faire vivre une histoire à d’autres, marier à ses exploits l’humilité du conteur. Lui ne veut pas autre chose que son bateau, un lieu qui n’en est pas un, et que les précédents films ont mis en bouteille. Résolu à ne plus être seulement un jouet, il s’affirme en étant de toutes les scènes, votre serviteur.