Ex-roi du twist et prodige des box-offices, il ne reste plus grand-chose du chaillou. Depuis son phénoménal Village, le plus sioux des cinéastes hollywoodiens a lâché pas mal de monde en route, si bien que Phénomènes, malgré un pitch inouï (des citadins se suicident par grappes entières dans le Nord-est des Etats-Unis), porte tous les stigmates du film amoché et revenu d’entre les morts : cette photo lavasse, cette ambiance sépulcrale et déprimée, ce rythme hirsute de série B tout sauf apprêtée sont à des années-lumière du style tiré à quatre épingles des éclatants prototypes qu’étaient Incassable ou Signes. Et pourtant, tout est là, du goût pour la fable politique au fourmillement d’idées visuelles, des tressautements burlesques aux rails du conte psychanalytique (un couple qui ne sait pas communiquer affublé d’une fillette anxieuse) : tout est là mais rabougri ou dilaté de manière improbable. A l’image de cette vieille folle qui accueille les personnages dans sa cabane de sorcière ou de cette atroce séquence vidéo surgie de nulle part (sur un portable, un dresseur se fait bouffer tout cru par des lions affamés).
Si l’effroi et le grotesque, l’horreur et le mélo priment désormais sur l’ampleur et la souveraineté du récit, Phénomènes chauffe à blanc le grand principe paranoïaque à l’oeuvre dans tous les films de Shyamalan : jeu d’épure par où la fable s’étrique et les comportements confinent au réflexe, mais où la terreur, elle, rayonne comme jamais en menaçant de vider à tout instant les personnages de leur substance. Un père de famille s’arrête de marcher et se tire une balle en pleine tête, un paysan s’engouffre dans les fourches de sa grosse tondeuse, un conducteur accélère sans raison et s’écrase contre un platane. L’œil se vide et le geste, ultraviolent, s’impose dans l’horreur absolue de sa gratuité. Le film reprend en l’asséchant au dernier degré un grand thème à la Romero hérité de la SF des fifties (l’étrangeté qui s’empare des corps familiers de The Crazies, Body snatchers ou duVillage des damnés) pour l’extrémiser en un fulgurant motif de renversement figural : à chaque seconde, les héros du film sont susceptibles de disparaître, fauchés par un récit en forme de machine un peu malade à produire de l’inconnu et de la béance. D’où le fait que Shy, malgré une mise en scène plus délicieusement hitchcockienne que jamais, n’ait jamais paru si près du silence et de l’effacement – le discours sur le terrorisme semble s’amuser de lui-même, le style pâlit et le cinéaste se refuse même à son traditionnel caméo.
Une chose pourtant demeure : cette naïveté hallucinée par laquelle Shyamalan semble condamné à croire lui-même en ses vieux tours de charlatan. Sitôt déployée son improbable menace, le film se transforme alors en happening horrifique de plus d’une heure, s’émerveillant presque de ses propres prodiges : manuel de survie dans la verdure pennsylvanienne (l’énorme séquence où les survivants se retrouvent à un croisement en pleine cambrousse), terreur épousant le souffle du vent dans les feuillages, silhouette criarde et menaçante des arbres qui dansent comme de vieilles breloques sous un ciel mortuaire. Comme dans Le Village, l’horreur archaïque (les charniers découverts dans la campagne) le dispute à un lyrisme dégingandé, une très émouvante affaire de famille dans laquelle l’environnement tout entier devient une menace informe et permanente. Moins de signes pour plus de flou (il faut voir Wahlberg, en pleine action, se démener pour trouver une parade scientifique au problème), voilà la zone de mouvance et d’illisibilité maximale où semble désormais se poster le cinéma de Shyamalan. La nuit, le brouillard, l’automne de l’échec ont semble-t-il recouvert les certitudes et les apparats du wonderboy, ouvrant du même coup un champ nouveau au déploiement de ses maléfices. On en espérait vraiment pas tant.