Deux absurdités, lues ou entendues couramment au sujet du cinéma de Chéreau : d’abord les films seraient de merveilleux transports pour les acteurs, jamais si bons que révélés par la direction que le cinéaste, avec le succès que l’on sait, éprouva sur les planches ; ensuite, c’est un cinéma qui, entend-on, est un cinéma « du corps », un cinéma où ça s’incarne, où la chair palpite (qu’on y baise – Intimité – ou qu’on y meurt – Son frère), un cinéma entièrement requis par le désir. C’est un double argument qui est difficile à avaler quand on voit le sort fait par Persécution à ses acteurs, tous abandonnés, sans trop d’égards, sur la pente du ridicule. Ce ridicule n’épargne personne, ni Jean-Hugues Anglade, dont le « désir » est ramené à une pantomime grotesque, ni les seconds rôles (Gilles Cohen, second couteau estimable embarqué dans une caricature obscène de dépressif), ni Duris, qui pourtant peut être bon quand on le dépare de ses tics – et ici il n’y a plus que ça, des tics, cette manière par exemple de cintrer la bouche pour mimer la tension, la colère. Unique rescapée, Charlotte Gainsbourg, qui, quoi qu’il arrive, joue comme elle chante : pas trop fort. Sa manière de jouer comme en s’excusant de le faire, de chuchoter comme si elle jouait pour un tout petit chiot, n’est pas moins hystérique au fond, mais ici, par contraste, elle fait presque l’effet d’un soulagement.
La « chair », ensuite : non, rien à faire, de L’Homme blessé à Persécution, rien que des personnages de papier. Pas de corps ici, mais des idées en marche, des personnages filmés comme les paragraphes d’un exposé. Facile, de se laisser berner par l’effet de trompe-l’oeil en quoi consiste la mise en scène de Chéreau : parce qu’il filme serré, il se tiendrait près de ses personnages. C’est tout le contraire : si les plans sont aussi serrés, c’est parce qu’il filme de loin. En quoi les cris, la gesticulation, sont d’autres trompe-l’œil. Chez Chéreau, le plus petit soupçon de vie finit toujours sanglé par la triple camisole de la psychologie, de la métaphore lourdingue, des dialogues sursignifiants. Si la caméra se tient si loin, c’est que le chemin qui la mène à ce qui reste de personnages est trop encombré, rendu impraticable par les intentions.
Et en même temps on voit bien que cette distance, qui empêche les films, est aussi un point de départ, une question dont ils voudraient s’emparer. Intimité, Persécution : le titre des exposés rappelle ce qui, invariablement, travaille Chéreau, et l’intimité est bien son problème, au double sens d’une équation et d’une limite. L’intimité, ici, est envisagée sous le seul jour de la phobie (des chiottes publiques de L’Homme blessé au compartiment de Ceux qui m’aiment prendront le train, de la chambre d’hôpital de Son frère à l’appartement de Intimité, le rapprochement des corps est, toujours, une tentation en même temps que le lieu d’un effroi, d’un dégoût). Ce n’est pas inintéressant en soi, et il y a même, dans cette question de la distance entre les corps, un vrai et bel enjeu de cinéma. Le sujet de Persécution (comment trouver la juste distance entre soi et les autres) pourrait être passionnant, mais le problème est que c’est, le plus souvent, le dialogue seul qui, redondant ou suppléant à la mise en scène, s’en empare. Deux exemples. Duris est harcelé par le personnage de Anglade, qui en est étrangement amoureux et s’insinue sur le chantier où il s’affaire. Duris le vire une première fois par la porte, et Anglade revient par la fenêtre. Un moment, on croit qu’on tient quelque chose comme de la mise en scène, un scénario d’angoisse dicté par le découpage des lieux. Mais non : à la place, plus loin, Duris dit bêtement à l’autre qu’il veut bien le tolérer si toutefois il se tient à une distance raisonnable – ok, on discute, mais alors tu restes à un mètre. Ou encore : Duris est trop jaloux, il étouffe Gainsbourg qui s’en inquiète, et là encore, c’est le dialogue qui travaille, Gainsbourg dit quelque chose comme : quand t’es pas là, je t’aime, mais quand t’es là, ben, je sais plus.
La première séquence résume tout, la distance comme sujet et, à la fois, comme maladie de la mise en scène. Dans le métro, une mendiante fait la manche, elle est un peu agressive et la caméra de Chéreau s’attarde sur le visage des passagers, enregistre leur malaise. Une fille ose un sourire et la mendiante lui rend, brutale, une gifle. Sur le fond, ce qui se dit est intéressant, la rupture est saisissante. Mais en même temps la manière dont on filme les visages, tenus à distance, rappelle que la phobie est aussi, et surtout, de l’autre côté de la caméra. Un dernier exemple, tout aussi significatif. Le personnage de Duris visite à plusieurs reprises, dans une maison de retraite, des petits vieux auxquels il tient compagnie. Cela donne lieu à quelques beaux plans, dans le corridor de l’hospice, sur les visages muets d’une poignée de figurants. Mais quand il faut faire des scènes, quand le récit revient à la charge, les vieux anonymes sont remplacés, dans les chambres, par des acteurs, Michel Duchaussoy et Tsilla Chelton, déguisés en grabataires, pas crédibles une seconde. C’est terrible parce qu’alors, le soupçon de vie qui s’invitait juste avant, s’éteint aussitôt, écrasé par le « jeu » et la psychologie – en cela, Chéreau reste bien, quoi qu’on en dise, un indécrottable théâtreux. Dans un article extraordinaire paru, à l’époque, dans le deuxième numéro de la revue Trafic, Daney ironisait en appelant de ses vœux la création d’une Société de Protection des Personnages, qui leur assurerait un minimum de complexité, d’autonomie – « bref, disait-il, un minimum d’altérité ». Nul doute qu’un tel organisme aurait, avec les films de Chéreau, du pain sur la planche.