Peines d’amour perdues, comme beaucoup de comédies de Shakespeare, repose sur un jeu de dupes. Quatre jeunes hommes désertent la cour et ses tentations pour s’adonner à l’étude durant trois années, et se cloîtrent loin d’un monde qui, sous l’apparence de quatre charmantes princesses, ne va pas tarder à venir les rejoindre sur le lieu de leur retraite. Farce satirique et méditation en trompe-l’œil sur les contradictions entre nos aspirations et nos véritables désirs, cette pièce méconnue méritait mieux que le traitement à la légère et démagogique que lui inflige Kenneth Branagh. Ce dernier, qui n’en finit pas d’explorer ce répertoire, il est vrai inépuisable, s’est laissé aller à imaginer une comédie musicale dans l’esprit des années folles : le texte shakespearien est entrecoupé des mélodies langoureuses de Gershwin et de Cole Porter. Ce n’est pas un petit défi : à chaque acteur incombe la responsabilité de rouler le « r » homologué par la Shakespeare Company tout en démontrant ses talents de chanteur et de danseur de claquettes. Le tout dans un décor années 30, qui tient autant de la scène de théâtre que du plateau de cinéma.
Cela aurait pu donner une fantaisie conceptuelle, un vaudeville onirique à la manière de Resnais dans La Vie est un Roman. Mais si le respect à la lettre du texte reste à débattre, celui du sens n’est pas une petite affaire en parlant de Shakespeare. Comédie angoissée, grinçante, Peines d’amour perdues n’est certainement pas le babillage inconséquent auquel on assiste ici, et n’a rien, non plus, d’un numéro de claquette. Tout mouvement dramatique, toute intériorité sont ici bannis au profit d’un spectacle tout en surface, et sans double fond. Avec le peu de texte qu’il leur reste à dire (l’essentiel de la pièce a été évacué), les acteurs se donnent beaucoup de mal : Adrian Lester, l’étonnant Hamlet de Peter Brook, vu récemment au théâtre à Paris, dégage une indéniable présence, Matthew Lillard (le Stuart vidéophage de Scream) s’en sort plutôt bien. Branagh, quant à lui, aurait peut-être mieux fait de s’abstenir de jouer une fois de plus les wonder boys et de rajouter si ostensiblement une corde à son arc.