Après Fleurs de sang, il y a deux ans, qui appartient au versant physique de la filmographie d’Alain Tanner, indissociable de la figure et du personnage Myriam Mézières (Une Flamme dans mon cœur, Le Journal de Lady M), Paul s’en va renoue avec un questionnement qui revient dans beaucoup des derniers films du cinéaste : comment faire avec la crise du sens dans le monde contemporain ? Comment raconter une histoire de plus, enregistrer des images de plus, formuler même encore des idées, dans un monde saturé d’histoires, d’images et d’idées ? En voyant les films de Tanner depuis La Vallée fantôme en 1987 qui racontait le doute d’un cinéaste en panne d’inspiration, on pense parfois à la distinction deleuzienne entre le fatigué et l’épuisé : « Le fatigué a seulement épuisé la réalisation tandis que l’épuisé épuise tout le possible. Le fatigué ne peut plus réaliser , mais l’épuisé ne peut plus possibiliser ». Comme Jonas et Lilas, à demain (1999), Paul s’en va -tout deux co-écrits avec le romancier Bernard Comment- partent d’une fatigue face au monde tel qu’il va (voir notre entretien avec Alain Tanner) et cherchent les moyens esthétiques de possibiliser ce monde. A la différence d’un Godard qui chante une mélancolie sans retour, fabrique une beauté des ruines où le présent s’est retiré, Tanner espère encore et lance la jeunesse comédienne à l’assaut du Beau et/ou de ce qu’il en reste. Quand Godard est épuisé, Tanner n’est que fatigué. Donc, première (bonne) nouvelle : Paul s’en va, mais Tanner reste !
C’est que le cinéma de ce Suisse-là n’a toujours pas abandonné son désir d’utopie et refuse aussi bien le refuge philosophe de type godardien que la niche cynique généralisée (voir la notule insultante des Cahiers du cinéma de ce mois-ci – janvier 2004). Mais que raconte Paul s’en va ? Pas une histoire de plus donc, plutôt une mission à accomplir : une troupe de 17 jeunes comédiens se font poser un lapin par leur prof de sémiologie, Paul B. qui a pris la tangente par lassitude. Si la plupart s’en moque d’abord, considérant que la disparition d’un prof -en plus sémiologue ! en plus ex-gauchiste !- n’est pas « bien grave », quelques francs-tireurs décident de résoudre l’énigme de cette disparition. Faut-il préciser que l’enquête à la Rouletabille tourne court, qu’elle est juste le prétexte à un rendez-vous entre le temps de Paul B. et celui de ces jeunes d’aujourd’hui. En les quittant, Paul B. leur a laissé quelques traces, des petits exercices-miroirs qui les révèleront à eux-mêmes : faire la chasse aux signes dans un centre commercial, partir interroger un ancien brigadiste de la guerre d’Espagne, écrire une farce théâtrale sur la psychose des tours à Manhattan en s’inspirant d’Alfred Jarry et son Père Ubu. Mais la présence-absence de Paul auprès des élèves ne s’exprime pas seulement par ces épetits travaux ».
En effet, Paul s’en va est traversé par des moments hors-temps, où chacun des 17 lit et dit des textes d’auteurs dont les noms s’inscrivent à l’écran. Les mots entendues, de Pasolini ou de Césaire, de Céline ou de Guyotat, d’Artaud ou de Didier-Georges Gabily, sont « les traces » qu’indique la deuxième partie du film. C’est le surmoi de Paul B. qui s’y entend. La caméra fait une danse autour des corps et capte la magie de la parole dite. La passion de Tanner pour la littérature n’est pas nouvelle. Il est un des rares cinéastes -avec Godard ou J. D. Pollet- à filmer encore les livres, les objets-livres. Paul s’en va radicalise l’usage des citations présentes dans son oeuvre depuis son premier film, Charles, mort ou vif (1969). Elles sont comme les phrases que Montaigne avait fait graver dans sa « librairie » ou les citations qui parcourent ses Essais : non pas des « autorités » à suivre, mais une « marqueterie » pour ressourcer la pensée, pour retrouver une joie disparue dans les débris du monde belliqueux et marchand. A-t-on compris que Paul s’en va est aussi un sacré film politique, vivant et débordant du plaisir de filmer. « Il faut vivre entre les vivants » dixit Montaigne. Des citations, encore…