De peur que l’affiche (hideuse) et la bande annonce (grotesque) ne soient suffisamment dissuasives, on a jugé bon de laisser Lucas Belvaux raconter dans le dossier de presse que l’idée du film lui était venue en écoutant la radio, où le roman ici adapté faisait l’objet d’une recension enthousiaste par Clémentine Autain. C’est dire si l’on allait au devant de Pas son genre avec une crise sévère de chair de poule. Mais le film, heureusement, vaut mieux que ça. Et, s’il est en partie raté, précisons d’emblée que la lutte des classes y est dépeinte avec un peu plus de doigté que dans cette triste promotion. Laquelle promotion, bien sûr, s’explique et s’excuse facilement. On peut difficilement reprocher aux vendeurs du film d’avoir voulu le déguiser en gentille comédie sociologique pour lui ouvrir l’autoroute du succès populaire. Et d’avoir étouffé sa relative complexité sous ce pitch monstrueusement tarte, moitié-Bourdieu moitié-Arlequin : « Cœurs et corps sont libres pour vivre le plus beau des amours, mais cela suffira-t-il à renverser les barrières culturelles et sociales ? »
Alors, cela suffira-t-il ? Heureusement, non. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment les ciseaux de la bande-annonce travaillent à entretenir l’illusion d’une fable optimiste. Mais d’abord, situons ce duo de cœurs et de corps contraints par les barrières culturelles. Lui est parisien, grand-bourgeois et tête à claque, philosophe auteur d’un traité des passions amoureuses et par ailleurs professeur de lycée, condamné quand le film commence à s’installer pour un an à Arras. Elle est coiffeuse, gentille et sotte, passionnément provinciale. Entre la bête (à concours) et la belle (idiote), l’idylle est-elle possible ? Dans la bande annonce, on voit le philosophe monter sur le podium d’une boîte plouc, où la coiffeuse l’encourage à chanter à tue-tête, avec elle, les paroles d’un vieux tube. Coupée comme elle l’est, la scène donne alors le sentiment que le philosophe se libère sans difficulté de son malaise, poussant de la voix pour se joindre gaiement au choeur des prolos, son visage redessiné par un sourire extatique. Dans le film, la scène est plus longue de quelques secondes, et ces quelques secondes changent tout : le sourire se révèle démoniaque, figeant le visage du Parisien dans un rictus monstrueux, tandis qu’il chante moins qu’il ne crie, de plus en plus fort, un refrain par lequel il vomit en fait toute sa haine de classe. Une scène d’horreur, donc, à la place d’une scène d’amour : on a même fugitivement l’impression que le philosophe va se jeter sur la coiffeuse, pour l’étrangler sur la barrière culturelle.
Loin de sa bande annonce, Pas son genre vise donc une justesse qui nécessite de laisser ici et là libre cours au malaise et à la cruauté. Et qui est obtenue, au moins en partie, parce qu’à l’inverse du personnage qui ment (mollement) à la coiffeuse en la laissant espérer, le film ne laisse jamais vraiment croire au spectateur que le philosophe fera autre chose, à la fin de l’année scolaire, que rejoindre la capitale sans se retourner. Ce personnage est d’ailleurs assez réussi, parce que Belvaux se retient d’un bout à l’autre de percer l’opacité de ses intentions, se tenant aussi près de son désir flou que de l’inquiétude de la fille. Mais c’est du côté de la fille, évidemment, que la bande annonce laissait craindre le pire. On sait jusqu’à quels sous-sols d’obscénité le cinéma sociologique français est capable de creuser, quand il s’agit de faire le portrait des classes populaires à travers leur culture – en la matière, La fille de Monaco d’Anne Fontaine avait décroché la timbale. Et on frémit bel et bien ici quand, au moment des présentations, le scénario accable Emilie Dequenne de répliques comme : « On dit Jennif-eur, c’est anglais ! ». Le souci n’est pas tant que le scénario charge la barque, parce que c’est moins un problème de justesse sociologique (on veut bien croire qu’une coiffeuse d’Arras puisse se passionner pour Jennifer Aniston et n’avoir pas lu La critique de la faculté de juger) que de justesse tout court. À chaque fois que l’actrice (plutôt bonne, par ailleurs) est condamnée à ne jouer que sur la gamme des notations sociologiques, c’est son personnage qui disparaît, brutalement effacé par l’image du scénariste penché sur son bureau avec un œil sur son script, et l’autre sur Direct 8, en train de se documenter pour rédiger un dictionnaire illustré de la vie des prolos.
D’où que ces personnages-là sont, en général, rendus parfaitement élastiques, étirés entre leur fonction d’exemplarité sociologique et les besoins du récit – ici le personnage de Dequenne qui, devenue soudainement cinéphile, s’exclame : « C’est comme dans ce film avec Bill Murray, Un jour sans fin ! » (or on peut légitimement douter que le film ait fait un carton à Arras). Pas son genre a, ainsi, son lot de scènes embarrassantes, mais on sent que Belvaux est très conscient du problème, et très désireux de le contourner. Son ambition, assez haute, consiste à trouver un hypothétique point de rencontre entre une tradition très française (de la petite musique truffaldienne des premières séquences à la tarte à la crème renoirienne – tout le monde a ses raisons – brandie comme note d’intention) et une autre d’artifice hollywoodien (visant autant le mélo sirkien que la fantaisie sociale à la La Cava). Au meilleur du film, cela donne quelques scènes inspirées (le premier baiser, étonnamment réussi ; le montage rapide qui raccroche en une course ininterrompue la première invitation et le premier rendez-vous) ; au pire, des scènes d’une accablante fausseté (le premier rendez-vous, justement). Reste que Belvaux a le mérite de chercher constamment la position la plus honnête, la moins condescendante, vis-à-vis de ses personnages, assumant d’être culturellement du côté du bourgeois, mais réservant son empathie à la coiffeuse. Et le film, celui, devenu rare dans nos contrées, d’être plus regardable que sa bande annonce.