A la fin du Banquet de Platon, au sortir d’une nuit de beuverie et de joutes verbales, seul Socrate reste éveillé. C’est le privilège des sages -tel Bouddha, « l’éveillé »- de ne pas céder au sommeil, c’est aussi leur fardeau. Mais Socrate est un être d’exception, habité par le feu, visité par son « démon ». Basile Matin, le héros du premier long métrage d’Alain Guiraudie, n’a rien à première vue d’un homme d’exception. Pourtant, il est, comme le sage, investi d’une double mission : ne pas dormir (son démon à lui se nomme Faftao-Laoupo, il visite les rêves, il est l’avant dernier-sommeil : le prochain sera le dernier) et enquêter -sur lui-même, sur le monde. Problème : comment enquêter sereinement dans un monde à la géographie bousculée (de Buénauzères à Oncongues en passant par Village-qui-meurt, dix bornes à vol de R16 bleue), où le temps vient toujours plus vite que prévu (à vos montres : dans un mois on passe à l’heure d’hiver), où les héros changent de nom en cours de route ? Et puis Basile n’est pas tout à fait un sage. Le sage ne craint pas la mort (Socrate buvant la ciguë), Basile, lui, a peur de la sienne. Pas celle des autres, qu’il administre façon Père Ubu (« alors je tuerai tout le monde et je m’en irai » : un village assassiné et des flics à cols roses qui n’en reviennent pas), mais provisoirement. Basile est un héros espiègle, l’habit du sage est un peu grand pour lui, qui ne sait plus très bien où il en est, ballotté d’un rêve à l’autre. Privilège des vrais films de sages que de rester débraillé et galopin jusqu’à la confrontation ultime avec l’âge adulte et la maturité.
La fantaisie guiraudienne, rêverie foutraque et volontariste gouvernée par une secrète nécessité qui en travaille la moindre image, tourne à plein régime. En écoutant bien le film, on se rend compte qu’un dialogue mi-ésotérique mi-voyou -il y est question d’une mystérieuse affaire de petites boules rouges- est dit deux fois. D’abord dans la télé, un feuilleton que regarde Basile, devenu Hector entre-temps, et Roger, le vieil homme lui aussi appelé par l’avant-dernier sommeil, avec lequel il partage cette infinie tendresse, cette fraternité sensuelle et pleine de désir que Guiraudie filme comme personne. Ensuite au cours des aventures de Johnny Got, le détective fouille-merde, aux prises avec les truands de la ville. Le récit rentre par les cadres (la télé, les bagnoles fluo en photos ou canevas sur les murs), comme les assaillants morts-vivants de Romero par les fenêtres d’un refuge de fortune. Pas de repos, donc, le film roule et se mêle de tout en un grand trafic ventilé par de minuscules trous dans lesquels il s’engouffre et explose en orages oniriques. Trop de fils peut-être (le long épisode des bandits, sorte de mini Mocky-film flapi en surplace), dans cette pelote jouissive et souvent fulgurante entièrement vouée aux puissances de l’imaginaire, mais c’est une autre histoire. Et le très beau monologue final vient à point pour ramener cette épopée existentielle à hauteur d’homme, voire d’enfant. La glandouille, toujours (au bistrot de Village-qui-vit, le mouvement perpétuel, sans fin, des tournées d’apéro), mais aussi une irrépressible envie de se frotter au monde selon la logique du si loin si proche, en accordant au rêve le pouvoir de transfigurer, plus que jamais, en un élan salvateur et décidément magique.