Benoît Jacquot a filmé Fabrice Luchini au théâtre pendant des représentations de son récital de textes de Nietzsche, La Fontaine, Céline, Flaubert. De ces nombreuses images, le réalisateur a conçu un film personnel, riche, dont l’intérêt dépasse le simple enregistrement, le témoignage fidèle.
Les « films de théâtre » de Benoît Jacquot ont ceci de particulier qu’ils captent l’éphémère de la représentation théâtrale sans la trahir. Le réalisateur ne tente pas de reproduire le théâtre en changeant de support, il prend en compte les caractéristiques de la caméra et du cinéma, pour faire d’un spectacle de théâtre un film. Je m’explique : la différence fondamentale entre Fabrice Luchini dit au théâtre et Par coeur au cinéma réside dans le montage et donc dans les choix du réalisateur, plus que dans le fait qu’il y ait spectacle vivant (acteurs et public en chair et en os dans le même lieu) ou non.
Le film est tout à fait différent du spectacle dans le choix des textes, l’ordre dans lequel ils sont dits, la mise en scène, et pourtant, il y a une similitude profonde entre eux dans l’esprit. Une caméra ne pourra jamais restituer le mouvement et la densité de l’acteur habitant une scène. C’est pourquoi il est infiniment plus riche de suivre les mouvements de la caméra, ses gros plans, ses travellings circulaires, que les mouvements de l’acteur sur scène captés par une caméra fixe. Il ne s’agit pas ici de « captation », il s’agit de cinéma.
Benoît Jacquot a une façon subtile de filmer le théâtre. Que l’on se souvienne de Voyage au bout de la nuit de Céline avec le même Fabrice Luchini ou de Dans la solitude des champs de coton de Koltès avec Patrice Chéreau et Laurent Malet. Ici, contrairement à ces deux films, le public est là, bien présent (on le voit, par moments) : ce n’est guère étonnant car ce spectacle ne fonctionne qu’avec le public. Il se modèle, se transforme, se construit même, en fonction des réactions des gens (mais sans démagogie ; il est question de sensibilité, pas de calcul). L’alternance de séquences en noir et blanc et d’extraits de représentations en public, en couleur, montée d’une manière très harmonieuse, pose d’une façon évidente la question de l’acteur au théâtre par rapport à l’acteur au cinéma. Le jeu est incontestablement différent : au-delà des simples conditions de jeu (lieu, espace, volume), il apparaît que la caméra modifie et la manière de jouer et « l’enjeu du jeu ». Fabrice Luchini est plus séducteur, plus « acteur » devant la caméra seule que devant 300 personnes, au théâtre. Il paraît aussi plus soucieux de l’interprétation -et donc de son travail d’acteur- et moins du cœur du texte dans lequel il veut disparaître, se fondre. Le film de Benoît Jacquot peut susciter de nombreuses observations de ce genre. C’est un film sur l’art de l’acteur. Il se trouve qu’il s’agit de Fabrice Luchini parce que ses choix vont dans le sens d’une recherche toujours plus approfondie de cet art et du mystère de l’écriture. Mais ce film a la grande qualité, tout en partant d’une personne et de textes particuliers, de viser une réflexion générale. C’est l’une des grandes réussites de Par coeur.
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