Niché au creux de Palo Alto, comme perdu dans un recoin, on a la surprise de trouver Val Kilmer. Dans Twixt, il incarnait un écrivain en mal d’inspiration, butant sans cesse sur le même cliché avant d’être guidé par la chaude lumière de la bougie d’Edgar Allan Poe jusqu’au lieu de son trauma – la mort accidentelle de son enfant. Il n’était pas difficile de rapporter cette figure à Francis Ford Coppola lui-même. Que sa petite-fille, Gia, la reprenne – même en mineur, surtout en mineur – apparait donc comme particulièrement significatif. Affalé dans sa chaise de bureau, entre sa console de jeu et ses joints, Kilmer offre une image paternelle à la fois massive et floue en créateur autoritaire et désoeuvrée. Difficile de savoir ce qu’il fait encore (est-il seulement écrivain ?), si ce n’est peser de tout son poids sur les épaules de sa fille. Ainsi lui rendra-t-il le devoir qu’elle lui a demandé de corriger entièrement ré-écrit, l’accablant encore de quelques remarques sur la médiocrité de sa prose. Il importe cependant peu de considérer Palo Alto à l’aune de ces considérations psychologiques hasardeuses – d’ailleurs plus compliquées que cela, puisque le père de Gia est le fils dont Francis Ford évoque la perte dans Twixt. Ce qui intéresse davantage est que, de Francis à Sofia puis Gia, l’idée de constituer une communauté artistique, de tisser un dialogue entre créateurs, se soit perdue. Ce désir, Francis l’aura manifesté autant à travers sa société de production American Zoetrope que dans ses films, jusqu’à Twixt même, où des motards romantiques se réunissaient à la nuit tombée pour réciter du Baudelaire. Gia, qui lorgne d’ailleurs sans cesse sur la copie de sa tante Sofia, partage avec elle une pratique du cinéma qui semble ne s’épanouir que dans la solitude. Cette modestie d’enfant mutique s’éloignant des adultes pour s’amuser dans son coin avec ses gommettes et ses feutres brillants n’aurait rien d’un manque si, justement, elle n’était le signe d’une conception du cinéma qui vise moins à créer du commun qu’à se replier sur son petit monde.
Adapté d’un recueil de nouvelles de James Franco, Palto Alto conte le genre d’histoires que l’on a déjà vues en plus mélancolique (The Virgin Suicides, par exemple), et lues en plus violente (Moins que zéro, Dennis Cooper éventuellement). Des adolescentes errant dans une brume sentimentale croisent des adolescents (auto-)destructeurs ; des fêtes sans joie succèdent à l’ennui des cours ; un amour naît comme une mauvaise herbe dans une Californie stérile. Le « style » même, s’il donne une élégante plus-value culturelle au genre du teen movie que le film embrasse (et cite) plus directement que les films de Sofia, n’est bien qu’un style : un glacis, élégant certes, mais qui pétrifie le plus souvent le plan – donc le temps et la vie – sous l’image. La singularité de Palo Alto pourrait cependant naître à ce point précis d’articulation entre la mélancolie et la violence, dans la rencontre de la jeune fille réservée dont la grâce est un exil et de la « slut » innocente qui souffre de trop se donner. Mais cette rencontre n’advient pas, et Coppola ne fait que distribuer de manière purement rhétorique sur deux personnages une même question, celle de la virginité – donc de ce qui, dans les teen movies, représente la perte de l’enfance et le gain hasardeux du monde, la sortie de soi et la rencontre avec l’autre. À l’une revient l’éveil, filmé en une succession de très gros plans jouant sur le flou ; à l’autre la négation de soi, une voix-off nous annonçant son viol collectif alors qu’elle était à moitié inconsciente. Et, si la vierge trouve in fine l’amour, et la « slut » une manière de sortir de relations réifiantes, ces scènes sont hélas les moins abouties, comme si une fois sortis de leur chrysalide, la cinéaste ne savait plus trop que faire de ses personnages. Ces destins, trop tranchés, ne doivent cependant pas évacuer la beauté de certains instants qui donnent à ces histoires de passage leurs parts de joie et de deuil. Cela s’exprime le plus souvent par les objets, puisque dans Palo Alto comme dans les films de Sofia Coppola, l’adolescence n’est jamais que le musée de l’enfance dont le gardien rechigne à fermer définitivement les portes. Ainsi, au moment où April fait l’amour avec son coach, elle s’excuse de s’être trompée de culotte, le jour inscrit sur celle-ci n’étant pas le bon. Trop tôt ou trop tard, la réalisation du désir ne peut advenir que de manière inattendue, non préméditée, comme volonté et comme ravissement – ce glissement progressif qu’est l’adolescence s’achève toujours un peu malgré soi.
La culotte – de coton, toujours – est peut-être l’emblème du cinéma de Sofia et Gia Coppola. The Virgin Suicides dévoilait une inscription amoureuse écrite au plus près de la peau, sous la jupe de bal, comme un secret chuchoté. Le rose pâle et translucide de la culotte de Scarlett Johansson dans Lost in translation faisait de son corps alangui un paysage à l’aube. Gia de la même manière se niche dans cette intimité, se tient contre cette surface de tissu. Position en somme intermédiaire, entre le sentimentalisme éthérée et l’organique, le spleen et la pulsion, la pudeur et l’exhibition, mais aussi le repli sur soi et le monde. Il n’est pas certain, au regard des errances récentes de Sofia, qu’une oeuvre puisse se construire sur ce seuil. Il ne reste donc qu’à espérer que Gia fera, réellement, le pari de l’autre et du monde.