Objet d’un plébiscite aussi massif qu’inattendu en Italie, Pain, tulipes et comédie n’est pas sans rappeler Vénus Beauté. Comme phénomène culturel tout d’abord : malgré un budget limité et une faible médiatisation, le film de Silvio Soldini a suscité dès ses premières semaines d’exploitation un véritable engouement populaire (plus d’un million d’entrées à ce jour) et a été couronné par neuf « David di Donatello », les Césars transalpins. Mais la ressemblance entre ces deux comédies douces-amères ne se limite ni au mystère de leur succès en salles, ni à la reconnaissance officielle qui l’a suivi. Elle s’appuie également sur de fortes analogies morales et esthétiques, notamment leur ancrage dans un quotidien très subjectif, leur souci d’authenticité, voire de banalité, et leur galerie de personnages en proie à toutes sortes d’angoisses existentielles.
Tout commence par un acte manqué : au cours d’une excursion touristique, Rosalba (excellente Lucia Maglietta) est « oubliée » dans un restaurant autoroutier par son mari et ses deux fils. Lassée d’attendre leur retour, elle décide de se rendre seule à Venise, où elle finit par se créer une deuxième vie à force de repousser le moment de rentrer chez elle. Comme Vénus Beauté, Pain, tulipes et comédie met en scène la crise libératrice d’une femme entre deux âges, trop vieille pour oser faire table rase de ses servitudes volontaires et trop jeune pour renoncer à ses désirs. La grande originalité du film est de dévoiler les étapes successives de sa révolution intime sans se placer a priori dans un registre politique ou psychanalytique. Si la satire sociale est bien présente à travers les personnages grotesques du mari et du faux détective chargé de retrouver Rosalba, la rupture avec l’univers familial s’accomplit en dehors de toute rébellion, suivant un processus à la fois naturel et passif. Hormis quelques scènes de rêve au demeurant peu convaincantes, Silvio Soldini ne s’intéresse ni aux motivations de son héroïne, ni à sa culpabilité maternelle. En définitive, elle demeure une sorte de féministe inconsciente, occupée à transgresser les tabous de la culture phallocratique sans jamais percevoir la dimension politique de ses actes.
Portrait d’une mère de famille en train de renaître à sa féminité, Pain, tulipes et comédie se veut aussi le récit de la découverte d’une réalité urbaine, au-delà de tous les stéréotypes véhiculés par l’imagerie des cartes postales. Symboliquement présente au début du film sous la forme d’inserts tournés en vidéo numérique, la vision touristique est très vite éclipsée par les perceptions de Rosalba. Sous ce regard vierge de tout préjugé, Venise cesse d’être le décor glacé vu si souvent au cinéma et devient une ville banale, attachante du fait même de sa démythification. A travers son aversion pour les clichés et son parti pris de l’intériorité, Silvio Soldini rend aussi un hommage émouvant à la grande tradition néoréaliste du cinéma italien.