Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures a pu être présenté, lors de son passage à Cannes, comme un film unique, différent de tout, un film si seul qu’il ne pouvait que faire la différence. Au contraire, il nourrit largement le cinéma le plus contemporain, au point de dialoguer sans peine avec le plus gros blockbuster de l’année : prenez Avatar, voyez comment James Cameron conjugue sa prouesse numérique à un classicisme évident, comme si le cinéma, pour sa part la plus avancée technologiquement, cherchait à renouer avec les grands récits qui fondent toute épiphanie, toute renaissance. Chaque fois, il faut redire l’histoire de l’origine, réaffirmer le cinéma comme irréductible à ce qui transforme progressivement la nature de ses images.
Une même jungle à la fois hostile et nourricière est le théâtre d’Oncle Boonmee, qui doit également mourir pour naître sous une nouvelle forme : il en comprend la nécessité après avoir reçu les visites successives de sa femme défunte et de son fils disparu, deux apparitions qui semblent d’un autre lieu, d’un autre temps. Elles apparaissent, mais semblent dans le même temps au bord de la disparition. L’une semble chaque fois prête à s’évaporer mais finit par demeurer (au point qu’il ne sera plus fait mention de sa nature de fantôme), et l’autre demeure indécidable sous la figure d’un très étrange homme-singe. Tous deux à la fois ici et maintenant, ailleurs et hier, privés de lieu en somme.
De lieu, mais pas de plan : pouvoir être Ici et ailleurs, c’était le projet de l’âge moderne du cinéma (Godard). Ce qui était alors rendu possible par le montage, l’est aujourd’hui dans le même plan, dans la maison de l’oncle comme à la pointe de l’industrie hollywoodienne (cette année : Avatar, Clones, Toy story 3, Inception, tous films qui font de l’ubiquité une figure marquante). À cela s’ajoutent des dimensions temporelles parfois mêlées, et là c’est plus précisément avec Inception qu’Oncle Boonmee tout à coup dialogue. On voit bien à quel point le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul partage avec d’autres le souci très contemporain de permettre au cinéma la synthèse de plusieurs possibles. Un ici à la fois très marqué (les paysages thaïlandais, leurs légendes) et un ailleurs représenté par une forêt de conte qui jouxte la maison de l’oncle, une forêt de cinéma, capable de représenter le monde en son début comme en sa fin, où cohabitent différents temps (vivants et fantômes) et différents espaces (la maison et cette jungle obscure, où naissent indifféremment les apparitions les plus saugrenues, jusqu’au contes eux-mêmes que la jungle abrite : ainsi les amours torrentielles d’une princesse défigurée et d’un poisson-chat…).
Parmi les films de Weerasethakul (lire notre entretien), celui-ci est sans doute le plus surprenant, mais aussi le plus référencé, au moins dans sa forme : Lynch, Tourneur, Kurosawa, se rappellent à la faveur d’une bande sonore faite de bruit continu, d’une indécidabilité inquiète, d’un déjà-là du fantôme de sa femme que Boonmee voit apparaître à la table du dîner, qui ne semble en rien surgir dans le plan mais, au contraire, avoir un temps manqué notre attention. La présence des fantômes autour de lui assure l’oncle Boonmee qu’il doit se résoudre à la mort sans crainte.Il se rend donc, parmi les feuillages hantés, vers une grotte où, se souvient-il, eut lieu sa première naissance.
Oncle Boonmee est un film qui regarderait le cinéma lui-même : celui-ci aussi se souvient de ses vies antérieures, et l’oncle Boonmee va comme lui vers sa mort avant de se transformer. C’est ce parcours apaisé comme trajet d’un cinéma en train de devenir autre chose en même temps qu’il retourne à son origine, incarné dans le personnage de Boonmee (très belle idée), qui fait la grande beauté et la pertinence du film. Par là, Weerasethakul entend bien rester aux avant-postes, d’où notre sidération devant chaque plan, comme si l’on revoyait des images de cinéma bouger pour la première fois, avec cette impression constante et inédite d’un monde qui ne s’inscrit plus dans la durée mais offre son espace à la permanence des fantômes comme à l’ubiquité soudaine de ses personnages (voir la fin du film, belle comme tout ce qui est indécidable), tel une vaste mémoire qu’il faudrait défricher, parmi l’obscur mélange de nos propres souvenirs.