« I can’t feel anything » : provisoirement, le nouveau Lars Von Trier se referme donc sur cette complainte, qui est un sacré scoop pour un exposé sur la nymphomanie. Reconnaissons néanmoins à cette réplique, prononcée par la nymphomane du titre, d’offrir au film une juste conclusion et un lamento très démocratique : au moment de refermer le premier volume de Nymphomaniac, ni la fille, ni le spectateur, ni Lars Von Trier lui-même, n’auront en effet senti grand chose.
Tous se seront ennuyés à proportions égales, voyant peu, ne regardant à peu près rien dans les cinq tableaux équitablement plats qui composent ce demi-film. Cela ne devrait, en toute logique, être une surprise pour personne. Ni pour la fille, que le film, en soulignant les traits de cadavre de Charlotte Gainsbourg ou de la jeune Stacy Martin, n’avait pas spécialement prédisposée à jouir. Ni pour le spectateur, à moins que celui-ci ne comprenne rien au marketing, ou qu’il ne le comprendre qu’à moitié : misant logiquement sur un film tonitruant après l’accalmie revendiquée de Melancholia (et puisque Melancholia tranchait lui-même avec la furie grand-guignol d’Antichrist), il n’aura peut-être pas compris qu’il ne pouvait y avoir de contrepied qu’au contrepied attendu, et donc qu’un film plus calme, plus plat encore. Mais aussi un film qui, bien sûr, formulerait en même temps la promesse de voir surgir, dans le deuxième volet, à la fois la satisfaction et la punition théâtralisée de cette attente : le teaser très pute qui boucle le générique ne fait, en cela, que renvoyer à la métaphore filée plus tôt autour de la pêche à la mouche, suggérant au spectateur de se reconnaître dans le poisson, qu’attend d’ailleurs un hameçon plus appétissant encore avec la version « non censurée » du film, bientôt en salles – lol. Quant à Lars Von Trier lui-même, il pourrait difficilement s’étonner de s’être ennuyé : cette incapacité à jouir est sa croix depuis le début de son œuvre. Il y a néanmoins une différence. C’est que, de Melancholia à ce premier volet de Nymphomaniac, cette complainte de l’impuissance est, en quelque sorte, devenue son sujet.
De coups fumeux en redécouvertes de l’eau tiède (le cinéma pauvre avec le Dogme, la distanciation brechtienne avec Dogville), les films de LVT, jamais nuls, toujours dispensables, n’ont eu vocation depuis le début qu’à vendre le produit Lars Von Trier, feuilletant sous les palmiers cannois (sauf cette année, donc) les pages de son carnet de santé, dessinant l’oeuvre en théâtre où exposer des névroses que la tradition romantique a consacrées en signes du Grand Art et que LVT, publicitaire de grand talent, sait décidément mettre en scène. Lui-même d’ailleurs ne s’en est jamais caché, il suffit de lire ses amusantes interviews, comme celle où il expliquait avec une louable honnêteté avoir retrouvé avec Antichrist les délices du stade anal. Pour qui aime jouer au psy avec les cinéastes, il y a de quoi se régaler. Il n’y a surtout aucune raison de s’en priver, maintenant que les LVT-films s’enchaînent en suivant du doigt le sommaire du Laplanche et Pontalis – Nymphomaniac après Melancholia, bientôt Claustrophobik et Neurasthénia.
Mais en poussant l’autoportrait jusqu’à se peindre en jeune fille acédique (la fille qui ne sent rien, dans Nymphomaniac, c’était déjà la Justine de Melancholia,qui trouvait un goût de terre à son assiette), LVT fait germer sur son cinéma une forme de sincérité assez inattendue, et qu’on pourrait, en se forçant un peu, trouver touchante. La méthode pour autant n’en est pas vraiment changée : le film pousse sur la même impuissance. À la langue de l’émotion (et donc du cinéma), qui lui reste désespérément étrangère, LVT a toujours été contraint de substituer l’espéranto du scandale (compilant les signaux d’une subversion qui ne choque plus aucun bourgeois depuis les années 80 – coucou les symboles nazis, salut les bites turgescentes en gros plan) et la grammaire de l’ironie. Tout comme il ne lui reste, puisque l’émotion manque pour faire raccorder ses récits, ses plans, que le pis-aller de l’analogie, culminant ici dans le dernier segment du film, habile illustration publicitaire cherchant en trois tableaux conjoints à faire, via un prélude de Bach, la synthèse du tourment de son personnage. Le segment est agréable à l’oeil (LVT reste un imagier très efficace), et ce pour le même résultat qu’une publicité réussie : frisson indéniable donné par le savoir-faire, tristesse et ridicule provoqués par sa vanité.
Ce qui a changé, c’est que LVT lui-même ne semble plus dupe de cette vanité. L’ennui profond, l’impuissance, qui fondent son drame depuis le début et dont ces derniers films font le diagnostic, paraissent avoir remonté à la surface en une sorte de lucidité triste, et d’ironie dirigée désormais vers son propre style. Quand il se lançait le défi, pour le moins courageux dans son cas, de réaliser des mélos (Breaking the waves, Dancer in the dark), l’émotion introuvable finissait fatalement compensée par un sadisme rageur : il fallait que les personnages payent pour sa propre impuissance. Dans le premier volet de Nymphomaniac, la rage est annoncée d’emblée et en même temps tout de suite vidée de son sérieux, traitée presque comme un gag (les lourdes basses de Rammstein déposées sans délai sur des plans presque vides, en un signe de reconnaissance qui confine au clin d’oeil comique ; le teaser final trop énorme pour ne pas faire sourire).
Et si la pompe refait surface (le segment ridiculement glauque de la mort du père), l’ironie, elle aussi, n’a jamais paru si légère, si peu revancharde : la traditionnelle poche de satire de la bourgeoisie, reconduite dans presque tous ses films, donne lieu ici au meilleur segment (l’irruption de la famille d’un amant de la nymphomane, avec une excellente Uma Thurman), une pure farce sans enjeux au milieu d’un film capable globalement d’être assez drôle. Avec la nymphomane, Lars Von Trier documente son ennui comme il peut, mais au moins a-t-il trouvé un vrai sujet. C’est peu de chose, et il n’est pas dit que le deuxième volet ne viendra pas écraser cette salutaire légèreté sous la botte retrouvée de sa fatuité. Mais admettons pour l’heure que, s’il est toujours difficile de le prendre au sérieux comme cinéaste, on peut commencer à le trouver intéressant comme dépressif.