En 1971, Jean Eustache tourne un film qu’il entend laisser « volontairement » inédit. Ce sera Numéro zéro, et il restera effectivement inédit, ou presque, puisqu’une version courte sera diffusée à la télévision en 1980, un an avant la mort du cinéaste. « Numéro zéro », le titre sonne comme un nouveau-né, un programme venant après le déluge, quand il ne reste plus rien et que tout est à recommencer. Pourtant, en 1971, malgré les magnifiques Mauvaises fréquentations (1963) et Le Père Noël a les yeux bleus (1966), en pleine osmose avec la Nouvelle Vague, le cinéma d’Eustache n’a pas encore atteint son incandescence (La Maman et la putain, 1973, Mes petites amoureuses, 1974) ni son point d’implosion (Une Sale histoire, 1977, Les Photos d’Alix, 1980). C’est dire si ce Numéro zéro vient confirmer, si l’on en doutait encore, combien la crise, le doute et la remise en cause du cinéma traversent d’un bout à l’autre l’oeuvre d’Eustache.
A table, Jean Eustache, de trois-quarts dos, fait face à sa grand-mère, Odette Robert, 71 ans. Filmée par deux caméras, celle-ci raconte sa vie, deux heures durant, à travers anecdotes et souvenirs. Quelques éclats de rire, quelques gestes : lisser la nappe, faire tomber la cendre de la cigarette, tripoter le cendrier ou un verre de whisky. Elle est rarement interrompue par son petit-fils (« mon petit » l’appelle-t-elle) sinon pour des précisions, des relances (« tu vas trop vite », « c’était où ? », « je me souviens qu’il y avait beaucoup de bébés qui mouraient »…), un coup de téléphone impromptu auquel il répond. Et puis, à intervalles réguliers, Eustache fait office de clapman et signale les changements de bobines. Le projet consistait à enregistrer et montrer l’entretien dans sa continuité, Eustache s’y tient à la lettre. En apparence, Numéro zéro est à rapprocher de La Rosière de Pessac, auquel il fait d’ailleurs allusion : portrait d’une France oubliée, ou en cours de l’être, enregistrement brut, non concerté, documentaire.
C’est aussi le complément dénudé de Mes petites amoureuses : cette grand-mère qui a élevé Jean sera, à son tour, recueillie par lui. En fait, on est déjà proche des derniers gestes de cinéma (Les Photos d’Alix et Une Sale histoire) par l’étrange radicalité du dispositif. Dispositif n’est d’ailleurs pas vraiment l’expression juste. Il s’agit bien davantage d’une mise en scène dont les artifices sont si voyants (le clap), si explicites (Odette Robert elle-même se considère en scène : « j’étais bien dans la lumière ? ») qu’ils s’évanouissent d’eux-mêmes, naturellement. Ne reste qu’une vie, racontée par l’antithèse de l’obscénité, d’une femme qui n’attend plus rien de la vie, sinon de voir Boris, le fils de Jean, avoir seize ans. Cette parole recueillie sans afféterie aucune (nulle mise en scène de soi de la part d’Eustache : l’attention est ce qu’elle est, ni plus ni moins, c’est-à-dire fluctuante, trouée par endroits), charrie avec elle l’émotion du présent et ramène le cinéma auprès de lui-même, à son origine et son achèvement : arracher la vie à la mort. Cinéma, numéro zéro, tout commence.