Il y a dans Nostalgie de la lumière une séquence pédagogique toute simple. Un astronome explique que l’oeil humain, du fait du décalage induit par la vitesse de lumière, ne perçoit que des images du passé. Plus tard, celui-ci raconte que le calcium flottant dans l’espace est de même nature que le calcium des os humains. L’astronomie s’apparente alors à la quête des origines de l’humanité, forme ultime – ou plutôt primitive – d’archéologie. La clé du documentaire de Patricio Guzman est là, synthèse miraculeuse liant les confins de la voie lactée et les tréfonds d’un sol gorgé d’histoire. Atacama, désert de pierres niché à 3000 mètres d’altitude au Chili est, en cela, unique au monde. Pas une trace d’humidité, pas un nuage : la transparence absolue du ciel fait le bonheur des astronomes, et le sol conserve la moindre trace d’humanité, même millénaire. Sous la pierre, on trouve pêle-mêle des momies précolombiennes, des cadavres de mineurs datant de la révolution industrielle, et plus près de nous les dépouilles des opposants de Pinochet enterrés dans le grand secret de la dictature.
Si le but du jeu consiste à entrelacer les époques, le film bute sur l’histoire récente. « Faire basculer la mire des télescopes vers le sol », dit Guzman : sous les observatoires, un groupe de femmes d’opposants gratte le sol dans l’espoir d’y trouver la trace d’un parent disparu. Le désert conservant tout, elles y parviennent parfois. La caméra assiste même à la découverte d’un corps, la peau encore tendue apparaissant sous le gravier. Séquence presque hallucinée, qui voisine avec celle de l’ado de L’Echange lorsqu’il bêche la terre à la recherche d’un macchabée de son âge : même impact horrifique, même tension libératrice. Filmer ce corps fraîchement déterré tient autant du deuil classique que d’une manière de combattre Pinochet a posteriori. Car il s’agit moins, ici, de chasser les fantômes du dictateur que justement, de leur donner un visage. C’est sûrement l’une des plus grandes forces de Nostalgie de la lumière : retrouver les images manquantes d’un régime obsédé par la négation et l’effacement.
Même le climat conservateur d’Atacama n’y fait rien. On trouve plus facilement des cadavres d’ouvriers du XIXe siècle que ceux des opposants morts cent ans plus tard. Et si les camps de concentration de Pinochet ont recyclé les bâtiments désaffectés de la révolution industrielle, on ne trouve aujourd’hui dans les placards que les registres de comptabilité des mines de salpêtre, mais pas le moindre vestige de la torture. Une très belle scène montre un rescapé reproduisant sur le papier l’architecture d’un camp, à partir de sa seule mémoire : le nombre de pas comptés du dortoir au réfectoire, le périmètre de chaque pièce, etc. Le témoignage est d’autant plus crucial qu’il incarne le seul acte de résistance possible, l’homme confiant qu’il dessinait chaque jour de sa détention les parcelles du plan pour les effacer dans la foulée, avant la fouille quotidienne de sa cellule. C’est néanmoins le seul personnage du film à avoir été visuellement confronté à la barbarie. Les autres personnages, jeunes gens, veuves, souffrent de l’exact contraire, tous affectés par la cruelle invisibilité du régime (disparition, rapt, exil), privés de regards et de matières, trou noir béant que le film entreprend d’éclairer.