The Fountain nous avait au moins appris une chose : rien de pire qu’un blockbuster chamanique tourné par un étudiant sain d’esprit. Au moment de ce mariage raté avec Hollywood, le handicap de Darren Aronofsky était déjà identifiable : sous ses airs échevelés (la métaphysique granuleuse de Pi, le bad trip symphonique de Requiem For A Dream), son cinéma restait celui d’un fanboy doué, dévoué à ses modèles du ciné-club de Harvard – Kubrick en tête, évidemment. Virtuose mais besogneux, saucissonné par les harnais des Steadicams, son formalisme jurait avec son grand rêve kamikaze : signer un film aussi grandiose que malade. Ce hiatus entre l’homme et son ambition crevait donc les yeux dans The Fountain, majestueux nanar cosmique qui, en un sens, parodiait avant la lettre le Malick de Tree of Life.
Après le profil bas de The Wrestler et de Black Swan (encore que ce dernier, petit machin tourné pour une poignée de millions, cherchait à se déguiser en chef-d’œuvre schizoïde), Noé s’illustre là où se vautrait The Fountain. Pas qu’Aronofsky ait subitement trouvé la foi ou la folie nécessaires pour filmer le Déluge comme les maîtres réellement illuminés (Kubrick ou Boorman, au choix). C’est l’inverse : s’assumant enfin comme étudiant appliqué, Aronofsky renonce à transgresser à tout prix, jette aux orties ses vrais-faux accès de fièvre bardés de pédagogie lénifiante (cf. le finale de Black Swan, qui serait sublime si tout le film ne nous avait pas guidé à lui en nous tenant la main). Très loin de tout ça, Noé s’engage sur des rails hollywoodiens classiques qui lui servent de garde-fou. S’en remettant à la Genèse et à sa signification pour l’imaginaire américain, Aronofsky fait de Noé un pionnier utopiste, dont les cauchemars diluviens le poussent à prendre la route pour sauver les espèces quoi qu’il en coûte – au risque de muer en djihadiste aliéné. Tout le film repose sur ses mutations psychologiques, et sur le simple conflit qui l’oppose aux siens : faut-il tout sacrifier à un idéal, ou bien à l’humanité, fût-elle laide et impure ?
Sur ces plaines rocailleuses traversées par la famille, et dans les bois humides où s’érige l’auguste coque de noix, le désir de candeur fantasmagorique d’Aronofsky peut enfin s’épanouir à sa juste mesure. Car bâtir cet univers suppose justement de faire tabula rasa, d’investir un outremonde asséché et affranchi du réel. Plus question de choyer l’espèce de réalité augmentée de Pi et surtout Requiem For A Dream, défigurée par les split-screens ou par la houle des travellings frénétiques. Impossible, aussi, de retrouver ces miroirs déformants qui rendaient parfois ses personnages grotesques, ces métaphores qui engloutissaient toute humanité chez l’héroïne de Black Swan. Disposant pour une fois d’un terrain de jeu vierge, Aronofsky peut enfin jouer les démiurges et peupler son jardin d’Eden sans crainte du ridicule (il le frise tout de même parfois, et surtout au détour d’un cartoon résumant la Genèse avec la légèreté d’un fascicule mormon). Il procède donc en épousant les codes stricts de l’épopée hollywoodienne : travaillant une sidération toute spielbergienne, Noé s’engage toujours plus loin dans l’inconnu froid et mortifié, pour déboucher au terme de chaque mouvement sur une vision merveilleuse (le survol de l’arche, fabriquée par les géants de pierre qu’a missionnés le « Créateur) ». Grand horloger voué tout entier à son design, Aronofsky offre au décor minéral une existence concrète, rarement aussi forte à Hollywood de nos jours – la gestuelle à la fois noble et détraquée de nos colosses pierreux, d’ailleurs, ne manque pas de rappeler les prouesses de Ray Harryhausen.
Mais au-delà de la libération du cinéaste à travers l’entertainment pur, quelque chose de supérieur frappe dans Noé. C’est la façon dont Aronofsky s’approprie le conflit intérieur de son héros, en déjouant à la fois les codes du grand récit biblique et ceux du mythe américain. Car l’aventure ne renvoie pas seulement à la terre promise, et aux sacrifices nécessaires pour y parvenir. L’entêtement de Noé fait aussi la somme de toutes les quêtes obsessionnelles chez Aronofsky : celle du mathématicien de Pi, décidé à mettre le monde en équation. Celle de l’amoureux transi de The Fountain, dressé contre la mort herself. Celle des bêtes de scène de Black Swan et du Wrestler, prêtes à mourir sur l’estrade (l’une pour atteindre la perfection, l’autre pour un come-back terminal). Comme si cette galerie de fanatiques, chaperonnée par Noé/Crowe derrière sa barbe filandreuse et ses regards foudroyants, décrivait la quête de maîtrise qu’Aronofsky lui-même poursuivait jusqu’ici. A travers cet utopiste forcené, bientôt appelé à se rendre à la raison, le voilà sans doute qui signe son autoportrait en zélote déçu : l’auteur abandonne ses rêves de films-mondes radicaux, tout comme Noé renonce à fouler les plates-bandes de Dieu pour fonder son propre Eden. Et la Genèse, elle, ressemble au récit modeste d’une lente redescente sur Terre.