De Hirokazu Kore-Eda (Maborosi, After life, Distance), on a souvent eu l’impression qu’il manquait quelque chose pour que ses films accèdent au grand art. Sans effacer ce sentiment, Nobody knows vient prouver s’il était besoin que Kore-Eda est un cinéaste sur qui il faudra désormais compter. Inspiré d’un fait divers, le film décrit la survie d’un groupe d’enfants après que leur mère ait déserté le foyer, les laissant seuls sans grand chose pour subvenir à leurs moyens. Un secret que les gamins garderont jalousement tout au long du film, refusant de révéler à quiconque ce qui s’est abattu sur eux.
L’étrangeté de Nobody knows vient de sa résistance à toute velléité de dénonciation sociale (la solitude d’enfants laissés à eux-même) au profit d’une étude « objective » d’une situation, l’observation des mécanismes et des faits qui en découlent. Mais c’est une résistance invisible, flottante, inassignable à un quelconque discours du cinéaste. Cet enchaînement chronologique de séquences, qui en quelque sorte suivent le lien logique de l’abandon et de la survie, n’est pas exactement le fait d’un cinéaste entomologiste qui observerait froidement un fait divers, à la manière des premiers films de Michael Haneke. Non, le film de Hirokazu Kore-Eda est plus étrange que cela, porté à la description charnelle de ces enfants, à leurs jeux, leur mutisme têtu. Kore-Eda est avec eux, dans la place, non dans une espèce de distance analytique, une posture froide, là pour mieux extirper le vrai des situations. Jamais un adulte ne vient servir de relais, conférer un point de vue moral, prendre en charge l’effroi et les affects du spectateur (adulte lui aussi). Nul pathos alors, nul désir de faire pleurer Margot.
C’est que le projet semble ailleurs, davantage préoccupé par ce qui est désormais récurrent chez le cinéaste : la constitution d’une communauté, ce qui reste possible d’utopie dans une situation extrême (qu’on se souvienne de Distance ou d’After life). Où la communauté commence, où elle finit : le cinéaste enregistre ce passage incertain et flottant où s’organisent et se mettent en place les choses à partir de cette « crise » initiale (l’abandon). Pourtant, cette mise à distance du jugement moral et de la critique sociale, tout en étant sa principale force, est aussi la limite du film. A refuser ainsi d’élargir le champ de l’histoire qu’il raconte, à refuser de la replacer dans un contexte moral ou social sur lequel il aurait un point de vue, le cinéaste prend le risque de construire un récit autarcique, forclos, ne reposant sur rien d’autre que sa propre matière factuelle (et peu importe que les enfants sortent dans la rue et ne restent pas cloîtrés dans l’appartement, c’est bien du cinéaste qu’il s’agit). Sans tomber véritablement dans ce travers, Nobody knows semble parfois en équilibre précaire, menacé par le vide qu’il a lui-même conçu. Ce qui n’empêche pas sa petite musique entêtante de ne cesser, bien après l’avoir entendue, de nous trotter dans la tête.