Monté à partir d’une somme d’images d’abord collectées sans but (« dès que je sentais un plan », dit le dossier de presse; ou encore: « Je me laissais juste aller, par désir et par instinct »), le dernier film de Chantal Akerman est borné par deux plans sublimes, entre lesquels se noue un dialogue qui est le film même. Il se referme sur un appartement vide et un silence hanté, où l’on ne pourra se retenir de lire la douloureuse évidence avec laquelle l’oeuvre d’Akerman devait, ici, dans ce film qui s’appelle No Home Movie, trouver son terme. L’appartement est celui de la mère, à Bruxelles; la mère est le sujet du film, qui enregistre ses derniers jours en même temps que les dernières plans tournés par la fille. Et le silence répond au vacarme du tout premier plan, loin de Bruxelles, en Israël où un arbre lutte contre la tempête. Le vent plein de sable fait un boucan râpeux, une lutte à mort se joue entre lui et l’arbre, lequel résiste autant qu’il peut, au bord de rompre, et tient bon jusqu’au bout: ce plan violent, long de quatre minutes, est plus intense que tous ceux de The Revenant réunis.
Malgré les apparences, le film n’est donc pas un home movie. Ou alors: c’est un film sans maison. Sans maison parce que, la mère partie, tout est déserté: le film, la filmographie, Akerman elle-même qui, tout au bout, tire les rideaux de l’appartement sitôt bu par la pénombre et le silence. La mère partie, c’est un déracinement, c’est une attache qui rompt après avoir lié tout le cinéma d’Akerman à l’histoire familiale (le film revient, avec la mère, sur la Pologne, sur la déportation): c’est l’arbre qui, finalement, ne sait plus résister au vent parce que les racines ont rompu. Il y a dix ans, en Israël déjà dans Là-bas, Akerman disait, recluse dans un appartement: j’ai quelques points d’ancrage et parfois je les lâche ou ils me lâchent, et alors je flotte à la dérive. Plus tôt encore, dans News from home, les images de New York tenaient par la couture des lettres écrites par la mère. De ses années new-yorkaises, Akerman disait qu’elle les avait vécues comme un vagabond.
Et on pense à News from home, bien sûr, quand Akerman filme ici l’écran de son ordinateur où sa mère, connectée à Skype, lui tend un sourire noyé dans un brouillard de pixels. « Toi tu es à Bruxelles, et moi je suis dans l’Oklahoma », entend la mère qui aussitôt s’étonne: « Mais pourquoi tu me filmes comme ça ? » Et Akerman répond qu’elle voudrait faire quelque chose « comme quoi il y a plus de distances dans le monde ». Et la mère s’émerveille, de cette fille qui a tant d’idées, et qu’elle embrasse sur l’écran de l’ordinateur et qu’elle aimerait, dit-elle, prendre dans ses bras maintenant.
Cette idée merveilleuse, ce « quelque chose », c’est No Home Movie, et en même temps pas tout à fait. Parce que le film, bien sûr, n’est pas un documentaire sur les nouveaux moyens de communication, et sur la distance que, par magie, ils font disparaître entre les mères et leurs filles qu’un océan sépare. Mais c’est bien un film sur les distances, comme l’ont été presque tous les films d’Akerman. Tout No Home Movie tient sur le réajustement permanent d’une distance, dans le regard qu’une fille porte sur sa mère à travers sa caméra. Il y a en fait deux distances. L’une est infinitésimale, presque inexistante; en tout cas il faudrait pouvoir la réduire le plus possible. C’est celle d’un amour filial qui tient de l’amour fou, et que le film révèle sans pudeur: au moment de couper la connexion Skype parce qu’elle a à faire, Akerman zoome sur l’écran de l’ordinateur et la caméra étreint le visage de la mère jusqu’à en faire une charpie de pixels. Pour raccrocher, cela prend une éternité, on n’en finit pas de se dire au-revoir et de s’embrasser. Ce sont encore ces plans nombreux tournés dans la cuisine de l’appartement, où la caméra est posée, étrangement, au ras de la table en formica, et où Akerman s’inquiète du régime de sa mère, qui doit manger plus de viande parce qu’il lui faut des protéines. Mais c’est encore ce plan douloureux où Akerman apparaît à l’image, au chevet de sa mère allongée dans son salon, étourdie et comme déjà morte, et où elle manque de tomber pour avoir voulu la filmer de trop près.
Dans ce plan cruel, autant pour la mère qui est déshabillée par la caméra jusqu’à son dernier souffle, que pour Akerman dont le geste est lui-même mis à nu comme indistinctement amoureux et morbide, se joue toute la tragique justesse du film. Lequel consiste en fait, pour sa plus grande part, en une série de plans fixes sur l’appartement, plans akermaniens bien sûr, mais qui font ici comme jamais l’impression d’avoir été saisis par une sorte de caméra de surveillance – rien ne dit qu’Akerman était bien là, derrière la caméra. La mère y apparaît, elle en est le sujet, mais on la voit finalement peu: le cadre, buté, reste sur l’encadrure d’une porte tandis qu’on entend, venus des bords, ce son typique que font les pas traînants des vieux, ou celui inquiétant de leurs étranges psalmodies solitaires. Ce sont des plans malaisants, qui nous font entrer de force autant dans l’intimité de la mère que dans le désir qu’a la fille d’y plonger comme une espionne, avant la fin. Ils sont bouleversants pour les mêmes raisons.
Ils font surtout l’impression d’avoir affaire à un film de maison hantée, tant la présence intermittente de la mère paraît celle d’un spectre. Et cette impression, No Home Movie finira par y plonger entièrement, tandis qu’Akerman arpentera les lieux dans une demie-pénombre, avant de conclure son film sur un ultime plan fixe où chercher en vain le pas traînant, les psalmodies, la présence de la mère qui s’est effacée. « La mort de la mère, on ne la verra jamais », dit encore le dossier de presse. Ce qu’il y a à voir, en effet, ce n’est pas la mort: c’est l’effacement progressif d’une image qu’on aurait voulu retenir, sur l’écran d’un ordinateur ou dans la mécanique d’une petite caméra, comme Akerman d’ailleurs ne peut retenir d’elle même, dans un plan troublant, qu’une ombre flottant à la surface d’un lac. Au premier tiers du film déjà, à la table de la cuisine, la mère parlait de ses yeux qui ont, comme ses cheveux, perdu leur couleur. Tu perds ta pigmentation, dit Akerman à sa mère qui s’efface, depuis quelques années déjà. Elle demande: « Où sont tes beaux cheveux noirs, maman ? »