Il faut un moment pour pouvoir raccorder Night moves au convoi remarquablement cohérent formé par les précédents films de Kelly Reichardt. Les échos de sa présentation à Venise avaient prévenu : avec cette histoire d’attentat éco-terroriste dont la trame, de l’aveu de son auteur, s’inspire de la tradition du film de casse (voir notre interview), Reichardt s’éloignait sensiblement des sentiers arpentés par Old Joy, Wendy & Lucy et La dernière piste – si bien qu’une partie de ses admirateurs en avait conçu une déception très injustifiée. En s’enfonçant sans délai au milieu du relief boisé de l’Oregon, Night Moves aborde pourtant un terrain d’emblée familier : cette cotonneuse et inquiète langueur de chaque plan, où se déposent le murmure serein des grands espaces et en même temps quelques personnages qui prennent vie doucement, jamais poussés par le scénario. Ils sont trois, réunis par un projet clandestin, dont la mise en place est fixée patiemment par le premier tiers du film. Le plan s’est forgé dans une froide colère politique, il requiert une extrême méticulosité, et vise un barrage monumental, Goliath de béton contre quoi s’élance un hors-bord d’occasion baptisé « Night moves », comme le film. Night moves, c’est aussi le protocole rigoureux auquel se tiendra la mise en scène : une suite de gestes filmés sans cérémonie dans une nuit intermittente – mais la nuit, en fait, est partout dans Night moves.
Ce qui surprend, en effet, c’est qu’avec cette opération dont Reichardt n’omet aucun détail, la mise du behaviorisme atmosphérique qui est la signature de tous ses films se voit réinvestie, contre toute attente, sur le terrain d’un pur cinéma de genre. Pas un plan ici (et ils sont, il faut le dire, presque tous parfaits) qui ne soit lesté d’une tension à couper au couteau. La longue scène nocturne où se déploie l’opération est un modèle de découpage minimaliste, dont l’efficace se loge autant dans une prodigieuse rigueur documentaire que dans sa capacité éblouissante à tordre les quelques éléments offerts par le décor (le clapotis lancinant à quoi se résume la bande sonore) vers un gouffre de terreur archaïque et purement spéculative. Quand on lui dit qu’on s’étonne, autant qu’on se réjouit, de voir son cinéma dériver vers ce genre d’efficacité, Reichardt donne un peu dans la minauderie d’auteur, expliquant ne suivre d’autre balise que celle d’une défiance d’artiste à l’endroit du cinéma commercial, et n’être pas capable de situer son geste sur la carte du genre – Night moves, c’est elle, c’est son style, voilà tout. C’est un peu agaçant, et en même temps, on ne peut pas lui donner vraiment tort. Car en effet, à bien y réfléchir, tout dans son cinéma la destinait naturellement à ce Night moves qui en affûte les principes.
Tout prosaïque qu’il est, le film n’en relève pas moins un défi purement conceptuel. Mais ce défi n’est pas orphelin : Night moves est avant tout un grand film sur la nuit – ou disons : un grand film dans la nuit – et il hérite en cela d’une tradition, secrète et essentielle, de films qui ont, dès l’aube du cinéma, cherché à fixer le sentiment de la nuit, à épuiser la nuit non plus comme une portion de temps mais comme une portion d’espace, à y plonger les mains comme dans une matière inconnue dont il faudrait chercher, à tâtons, les contours. Ce chantier, auquel fut dédié récemment une remarquable programmation à Cinéma du Réel, chantier dont certains jalons sont connus (Les Forbans de la nuit, Toute une nuit, Warriors…) et d’autres moins (le sublime Geschichte der nacht de Clemens Klopfenstein), ce chantier se voit repris en main avec une ferveur nouvelle par les moyens du numérique. Comme il ouvre plus grand les yeux, le numérique regarde une nuit nouvelle, littéralement inédite, et il faut saluer les pionniers de ce nouvel Eldorado : Michael Mann bien sûr (qui fut le premier), mais aussi Kathryn Bigelow (le dernier mouvement de Zero Dark Thirty, dont la pénombre était le sujet même), Kelly Reichardt, donc, et bientôt Jonathan Glazer – dont le Under the skin, qui sortira en juin, est d’une force et d’une beauté sidérantes.
Le film pourtant, on le disait, n’est pas complètement retenu par la nuit : il se passe, pour moitié, en plein jour. Mais c’est comme si l’hypnose des séquences de nuit y débordait systématiquement sur le reste, tapissant la moindre scène de son coton anxieux. Cela tient, bien sûr, à l’utilisation remarquable que Reichardt fait du silence – comme tous les grands cinéastes de la nuit, elle a bien compris que celle-ci est affaire de son, avant d’être affaire d’images. Et c’est à cet égard que Night moves ne fait au fond que préciser un motif qui hante tous ses films depuis le début. Ce qui l’intéresse ici dans la nuit, c’est qu’elle est le milieu naturel du secret – comme c’est la clandestinité qui l’intéresse avant tout dans le portrait des terroristes. C’est la force de ce film chuchoté, que de pousser à son comble la passion de Kelly Reichardt pour le secret. Et les activistes de Night moves ne sont pas plus clandestins que ses précédents personnages : clandestins, ils le sont tous, dès lors qu’il y a toujours, entre le monde et eux, la frontière du secret – secrets de garçons qui finissent de condamner les amitiés de jeunesse (Old Joy), secret de la solitude miséreuse des hobos (Wendy & Lucy), secret opaque de l’Indien qui finira par donner la direction de La dernière piste.
Si Reichardt excelle à découper l’espace dans les séquences les plus intenses de Night Moves, c’est que tout son cinéma tient dans le calcul perpétuellement refait de cette distance entre l’individu et le monde, distance toujours courte (le décor est tout le temps à portée de main, de geste), toujours longue (parce que, retenu par son secret, chaque personnage est une île). Le dernier tiers du film, dont il vaut mieux ne rien dire, rejoint avec une intensité remarquable l’horizon fatalement tragique de la clandestinité, en finissant de la transformer en hantise. Précisons simplement que Jesse Eisenberg, dont Les Berkman se séparent ou Social network avaient déjà prouvé le talent à jouer cette épuisante solitude du secret, y est vraiment prodigieux, à l’image du film.