Le style anarchique et obscur de William Gibson, auteur pionnier du mouvement littéraire cyberpunk, se prête difficilement à un travail d’adaptation cinématographique. Sa nouvelle, New Rose Hotel, est en fait un long monologue intérieur dont les lignes directrices suivent les sombres pensées d’un personnage complètement torturé. La volonté de Ferrara de porter à l’écran ce récit à la limite de l’impénétrable pouvait donc être vue comme un pari perdu d’avance. C’est sur la base d’un synopsis relativement simple que le réalisateur a développé une histoire et une mise en scène extrêmement recherchées, recréant l’atmosphère de la nouvelle de Gibson tout en laissant le spectateur se noyer sous les interrogations.
Dans un futur proche -où les multinationales ont remplacé les gouvernements, où l’argent physique n’apparaît plus-, deux espions industriels engagent une prostituée pour séduire un puissant généticien japonais afin de conquérir un marché (la solidité de ce plan sera ensuite remise en cause par une liaison amoureuse entre cette jeune femme et l’un des deux hommes).
Ferrara nous raconte cette histoire en s’attardant sur l’infiniment petit, l’insignifiant : l’amour entre deux personnes au sein d’un monde chaotique (une retranscription géniale de la vision cyberpunk de Gibson), la chute psychologique de personnages singuliers dans une société où l’individu s’efface et n’existe presque plus… C’est en axant sa réalisation uniquement autour des trois personnages principaux et de leur relations que Ferrara met en valeur des éléments comme l’amour, l’amitié ou la confiance, justement écrasés par la société (futuriste) décrite dans New Rose Hotel.
Mais au fur et à mesure, ces sentiments sont complètement remis en questions. Et cela, autant par les protagonistes que par le spectateur, qui se laisse guider par une réalisation et un montage quasi expérimentaux, où le recyclage de certaines images permet une relecture de séquences passées. Avec ce procédé (constituant tout de même un tiers du film) nous n’avons pas affaire à de simples flash-backs, mais à une approche nouvelle d’images déjà vues. Une interprétation différente des événements antérieurs et des diverses attitudes de personnages s’enclenche donc automatiquement.
De même, le jeu avec les différents supports (vidéo, 35mm, 16mm et/ou super8) renforce cet aspect en offrant tout au long du film des « points de vues » divergents, mais aussi des points de repères (assurant une séparation visuelle entre les trois protagonistes -sur lesquels l’action est resserrée- et le monde extérieur).
En jouant habilement avec le vu et le non-vu, avec le montré et le caché, Abel Ferrara signe donc avec New Rose Hotel son film le plus perturbant, mais surtout, le plus avant-gardiste.