Après Jojo, Nénette. Nicolas Philibert s’était fait rare depuis le succès surprise de Etre et avoir – tout juste un film sorti entretemps, moins fédérateur, parti sur les traces du tournage de Moi, Pierre Rivière. Retour à la leçon de vie avec Nénette, dont le film invite à suivre les aventures peu mobiles dans la cage de verre où elle croupit, pauvre Nénette, depuis près de quarante ans. C’est long, quarante ans, pour un orang-outan. C’est long surtout pour celui-ci, devenu en raison de son grand âge la mascotte de la ménagerie du Jardin des Plantes où Philibert, parti se promener, a fait sa connaissance. On comprend aisément que le cinéaste, tombé sur Nénette par accident, ait eu envie de la filmer. C’est un beau personnage, assez bouleversant, même. Il y a mille secrets derrière ces yeux lourds, une infinie tristesse surtout dans cette carcasse résignée qui, depuis quarante ans, se cogne aux mêmes murs. Nul doute qu’il y avait, dans le mystère Nénette, la matière d’un beau film. Peut-être pas celui-ci, qui est trop long, et dont Philibert confesse d’ailleurs qu’il fut, à l’origine, pensé comme un court métrage.
Pour questionner ce mystère, il déploie un dispositif rigide, une deuxième cage pour Nénette. Partant de l’idée bien sentie que tout est là, dans les yeux du singe, et dans l’enclos qui est aussi la chambre d’écho de tout ce qu’il a vu (des générations de visiteurs, quatre décennies), Philibert ne filme que ça, sans exception : la ronde sans fin de Nénette, saisie à travers le verre de sa cage, depuis le point de vue d’un visiteur. Où est le film, alors ? Pas dans la cage évidemment, mais dans ce hors champ qu’il faut voir se refléter dans les yeux de Nénette. C’est une idée qui est formidable pendant cinq minutes, les cinq premières. Parce que pendant ces cinq minutes-là le dispositif se donne pour lui-même, il n’est au service de rien d’autre qu’une pure et belle idée de mise en scène : le visage rond de Nénette se dessine doucement, il faut un moment pour comprendre que le léger voile qui en brouille les traits est celui de la vitre, et que le bruissement autour (des pas, des voix étouffées) parvient à Nénette à travers ce triste mur de verre. Il y a comme ça un autre moment un peu plus loin, très court et aussi beau. Nénette roupille à moitié, on devine que la ménagerie est déserte, et de loin, de très loin (le Jardin ? La rue Buffon ? La gare d’Austerlitz ?), arrive la rumeur à peine audible d’un cortège, une manifestation probablement.
Le court métrage, idéal, était là, dans ces cinq minutes plus une offertes à la seule mélancolie de Nénette. Le reste est assez pénible parce que le hors champ n’y est plus, pour Philibert, qu’une page blanche où écrire le commentaire de son film, un pur artefact. Par exemple quand les visiteurs défilent : on sent bien que les voix (chacun, petit ou grand, y va de son commentaire sur Nénette, sur son âge, ses mimiques) sont tressées artificiellement autour du projet, qu’il y a une sorte de dosage qui commande à leur agencement, que tout cela n’est pas très naturel, comme s’il fallait ramasser, à travers les remarques des quidams, tout ce que l’on peut dire du sort de Nénette, offrir le condensé de toute la philosophie qu’elle inspire. Plus aucune vie là-dedans, juste une idée, ratatinant la magie du hors champ dans la fonction bête du panel. On voit bien que c’est un problème de durée, que Philibert tire un peu à la ligne. C’est flagrant quand, après les visiteurs, il tend le micro au personnel de la ménagerie, ramenant complètement le film dans la norme d’un simple documentaire animalier. Et Nénette, dans tout ça ? Impériale, elle n’a rien à opposer, aux bruits du monde comme à la petite mécanique du film qui s’active malgré elle, qu’un immense ennui. De ce point de vue, Philibert a raison, et son pari est réussi : Nénette, c’est nous.