Les 19 et 20 août 2005, à Nashville, Neil Young revenait aux sources americana de son œuvre fleuve en présentant à un public restreint les chansons de Prairie wind, dernier volet tardif d’une « trilogie des moissons » ouverte avec le mythique Harvest. Vieux compagnon de route, Demme entreprend ici son « portrait » sur scène, mais c’est au sens le plus serré qu’il faut entendre la proposition. Ni interviews (juste un petit chapelet, en amorce, qui fait dire vaguement à Young et à ses musiciens la genèse du concert), ni incursions en coulisses. Juste la captation épurée du show, une pure étude du troubadour au travail et de ses prestigieux coreligionnaires -plus d’une vingtaine au total, parmi lesquels Ben Keith, Emmylou Harris, Spooner Oldham. Des caméras aimantées par leur objet parce que dévouées à l’ambitieux pari que le portrait de l’artiste peut se dessiner, patiemment mais intégralement, dans les interstices de la performance.
Demme reconduit donc ici le procédé de son magistral Stop making sense, sur Talking Heads. Même ambition autiste, qui refuse de filmer les à-côtés et s’interdit les contrechamps sur le public, sacralisant à l’extrême le travail des corps sur la scène. À une différence près, fondamentale. Dans Stop making sense, il en allait de l’éclosion perpétuelle d’un corps, celui cartoonesque et génial de David Byrne, qui s’inventait, tout en légèreté, comme pur effet de la musique, corps libre et toujours renouvelé. Ici le moindre élément se signale à l’inverse par son poids, les racines qui le retiennent, rien n’existe qui ne serait rattaché à une histoire, la petite (celle de Young, 60 ans et un anévrisme au compteur) ou la grande (la tradition folk, la mythologie américaine). Les deux s’entremêlent à mesure que se découvrent les morceaux de Prairie wind ou les reprises de Harvest et Harvest moon, et dessinent le concert et le film à la manière d’un bilan, inauguré avec une mélancolie bouleversante par ces paroles du morceau d’ouverture : « It’s a long road behind me, it’s a long road ahead… ».
D’un bout à l’autre, la complainte cristalline du maître se construit comme une quête feutrée des origines, un double inventaire de filiations. Young parle du décès récent de son père, évoque sa fille ou la genèse de son classique Old man, le tout en jouant sur une guitare qui fut celle de Hank Williams, dans un costume dessiné par le couturier de Johnny Cash, sur la scène du Ryman Auditorium de Nashville, véritable temple de l’héritage country. C’est clair, face à une matière aussi passionnante et sensible, devant le portrait tout fait de ce fragile monstre sacré qui fait le point, les yeux barrés par l’ombre de son Stetson, Demme pouvait se contenter de laisser dérouler la pellicule. D’autant que, faut-il le préciser, tous les morceaux ici captés sont sublimes. Dans l’élégiaque When god made me, le loner se demande à quoi le créateur pensait quand il l’a conçu. Une chose est sûre, en tout cas : on lui est reconnaissant d’y avoir pensé.