Apprécier un Pedro Costa tient de l’acte de foi. On le savait déjà, son cinéma n’est pas une fille facile, sa monumentalité ascétique peut rebuter jusqu’aux plus courageux, mais sa clé, son pacte secret, nous échappait par trop encore. Ne change rien nous tend le trousseau : il n’y est question que d’effort. Ne change rien, c’est Jeanne Balibar. Côté chanteuse. Né de son amitié avec Costa, le film ne la lâche pas, dans les répèt’ comme sur scène, et s’offre comme un making-of arty, un pur exercice formel tourné en backstage. Beaucoup moins épique, grandiose, qu’En avant, jeunesse, les 1h50 de Ne change rien auraient pu n’être qu’une pause dans l’oeuvre du cinéaste, un projet exécuté à la va-vite et en attente d’un autre. Mais non. L’exigence, l’implication de Costa, qu’on sait toujours motivées par son rapport intime au sujet (son amitié avec Balibar ici), restent intactes. L’expérience cinématographique aussi. Qu’importe au fond l’insupportable snobisme de ladite Balibar, son tour de chant tout en pose. L’essentiel se joue ailleurs. De plan-séquence en plan-séquence, tous littéralement rivetés à la chanteuse ou ses musiciens, Costa jette des formes blafardes sur une surface sans bord. Et noie son spectateur dans un noir et blanc spectral, acosmique. Manière d’abstraire l’exercice de la musique filmée, de l’emmener vers autre chose que la simple écoute (à tous les niveaux, c’est l’anti-Shine the light. Ses images de l’artiste au travail ne traquent aucun morceau de vie privée, aucune exclusivité (ce n’est pas non plus Some kind of monster), mais l’essence d’un terme musical trop souvent contourné : répétitions. Le rapport au film devient physique. Revoilà notre acte de foi.
Il y a chez Costa quelque chose du happening. Une manière, plus ludique qu’on ne le croit, de jouer avec la résistance de son spectateur, de le pousser au point de rupture en étirant les plans aux lèvres du tolérable. Scène après scène, alors que nos paupières battent de l’oeil, c’est l’échelle de Metal gear solid 3 qui nous revient en mémoire (Costa expliqué par Kojima, ©Chronicart). Cette escalade si longue qu’elle semblait ne mener à rien. Qui ne récompensait que les persévérants, ceux qui croyaient en l’expérience MGS. Chez Costa, ça prend la forme de ce plan serré sur le visage de Balibar où elle répète, jusqu’à l’écoeurement (le sien, le nôtre), la fin d’une chanson. A ce degré de psittacisme, la durée ne veut plus rien à dire (5, 10, 15 minutes ?). La salle commence à remuer, des rires nerveux, de l’agacement, du bruit, le happening prend forme. En avant, jeunesse jouait déjà un peu sur ce ressort (la partie de carte), nous incluait physiquement par son seul dispositif, mais jamais la contribution du spectateur à l’effort général n’avait été si claire que dans Ne change rien. Car au bout, comme dans MGS3, c’est une récompense qui attend dans l’ombre mate, le sentiment, rare, d’avoir partagé physiquement le calvaire d’un artiste en quête du geste parfait. La douleur satinée de la création. Et c’est toute une morale esthétique qui en découle. L’affirmation haute et claire – et peu populaire – que la création n’a pas à s’offrir aisément, que l’effort, la patience, l’ennui même, sont parfois les termes du pacte. Quel que soit le côté de la scène, quel que soit le côté de l’écran. « Bah voilà, on y est arrivé ! », lâchera l’un des musiciens à la fin de la séquence. Et taquin avec ça.