Devant un documentaire de Frederick Wiseman, il est souvent tentant de chercher à percer le code. On traque le sillon reliant une séquence à une autre, puis l’autre à la suivante, avec en tête l’idée de mettre la main sur cette idée directrice qui, tel un serpent, se faufilerait sous l’image, creusant la moindre idée, grattant tous les recoins du lieu. Et pourtant, s’il est une constante dans la méthode impeccablement rodée du cinéaste, c’est bien de ne jamais répondre à quelque interrogation que ce soit, de ne jamais défendre un point de vue contre un autre, mais au contraire de laisser se télescoper les regards et les discours, d’épouser les reliefs de son objet au point de se confondre avec lui.
Après une trilogie physique, athlétique, attachée à la répétition des gestes et au labeur des corps (La Danse, Boxing Gym, Crazy Horse), At Berkeley venait rappeler à quel point avant d’ausculter des lieux, Wiseman s’intéresse à la façon dont les idées y circulent. Si une institution a pour vocation de servir les intérêts d’une société, sa radiographie est donc toujours le moyen de remettre sur le métier cet ouvrage fragile, maladroit, aux apories inextricables, qu’est l’idéal démocratique occidental. C’était l’enjeu évident de At Berkeley où, pour les différents protagonistes, il s’agissait d’interroger la viabilité d’une utopie pédagogique (une grande université américaine qui soit à la fois gratuite, progressiste et ouverte à la contestation), et d’imaginer en quoi cette utopie peut s’avérer encore fonctionnelle — ou de constater, au contraire, qu’on s’y accroche simplement comme à un souvenir. Si elle y semble plus périphérique, la question est pourtant soulevée d’emblée dans National Gallery quand, à la faveur d’une réunion, une des cadres s’interroge sur la politique éditoriale du musée. Plus précisément, sur le dialogue que celui-ci entretient avec son public. Vaut-il mieux ancrer le musée dans la culture populaire, quitte à vulgariser les expositions et offrir sa façade pour l’arrivée d’un marathon télévisé ? Ou est-il préférable de le protéger de la conjoncture extérieure afin que, du haut de sa tour d’ivoire, il puisse élever d’autant mieux les masses ?
Car Wiseman n’ignore pas que derrière une institution, il y a la gestion d’un lieu qui est aussi une image de marque, et donc la cohabitation entre un espace physique et un espace mental. Au lieu d’un écrin où l’art s’exhibe en se reposant sur ses lauriers, le musée est donc présenté comme un laboratoire actif : d’un côté, une gigantesque agora, où les avis s’échangent et se confrontent ; de l’autre, un atelier à double fond, où certaines toiles résistent encore à dévoiler leur envers de vérité. Au gré des colloques, réunions et bavardages informels, le film explore une piste réflexive très nette, puisqu’il s’agit sans cesse de se demander « comment décrypter ? », « comment comprendre ? », « comment transmettre ? » – bref, comment redonner vie à des chefs-d’oeuvre séparés du contexte d’origine qui leur donnait leur sens. On y perçoit le même mélange de désarroi et de passion qui animait les étudiants et professeurs de Berkeley, courant après un idéal lui-même pris sous les coups de boutoir de la réalité politico-économique. Ce programme de transmission acharnée, on ne le perçoit pas seulement dans le travail des guides, lesquels ne ménagent par leurs efforts pour impliquer le public. On en trouve également une illustration impeccable dans les différentes problématiques soulevées par le travail de restauration – un des gros morceaux du film.
On apprend ainsi comment la restauration des toiles, plutôt que d’ambitionner à une rénovation complète, se base aujourd’hui sur un protocole technique effaçable, réversible. La restauration moderne sait ainsi que l’idéologie du définitif est révolue, que tout ne peut être qu’imparfait, relatif, que chaque restauration doit s’envisager comme un pont tendu entre passé et futur, entre ce qui a été (l’oeuvre originale) et ce qui sera peut-être (la restauration de demain). Au-delà de cette logique presque écologique, il y a quelque chose de très émouvant (et de très stimulant pour l’intelligence aussi) à voir ces spécialistes se résoudre à ce que quelque chose se soit perdu qu’on ne retrouvera certainement jamais. Une perte qui peut être à la fois concrète (la lumière naturelle et évolutive d’une chapelle à laquelle était destiné un tableau) ou spirituelle (la dévotion religieuse du Moyen Âge, qui conférait aux représentations bibliques une dimension qu’il nous est impossible d’imaginer aujourd’hui). Car ce sont bien ces images manquantes ou incomplètes, cet idéal érodé par le temps, qui ouvrent la béance dans laquelle le mythe et la subjectivité pourront venir s’engouffrer. Tapi sous les couches de mystère qui ne manquent pas de s’accumuler à la surface de chaque tableau (ainsi le portrait équestre de Rembrandt qui, aux rayons X, révèle une première peinture cachée), le sens semble toujours plus s’échapper à mesure qu’il se dévoile, comme une énigme débouchant sur une autre énigme.
Depuis cinquante ans, les films de Wiseman ne se suivent que pour mieux se ressembler, tendant à la constitution d’une seule et même oeuvre, unique et monumentale mosaïque où, par delà le tour d’horizon des institutions publiques, se dessine une sorte de fresque de la civilisation occidentale. La National Gallery fait partie de ces lieux qui sont à la fois des entreprises et des sanctuaires, où se concilient les impératifs financiers, le traintrain administratif, et les insaisissables lois de la magie, de la poésie et de l’art. Les mythes s’y relancent donc sans cesse, devant un spectateur réduit ici à une fonction muette mais vivante : curieux, indifférent ou agité, endormi au milieu d’une salle, câlinant amoureusement sa voisine, ou bien scrutant patiemment les toiles, dans un mélange de curiosité et de contenance, de volonté de déchiffrer et d’envie de se perdre. Et c’est d’ailleurs sur ce face à face muet avec la peinture que le film s’achève, comme il avait commencé, en nous laissant creuser à tâtons cet intervalle entre les âges et les subjectivités, entre ce que les tableaux ne nous montrent plus et ce que malgré tout, on continue à y voir.